ITALIE / ETATS-UNIS
Depuis 1964, date de sa découverte par deux pêcheurs italiens, le bronze de Lysippe objet emblématique d’un trafic d’antiquités qui a longtemps bénéficié de la complicité du Getty et de marchands, voit l’Italie et le musée de Los Angeles s’opposer pour sa propriété. Un conflit auquel aucun procès ne semble pouvoir mettre fin.
C’est l’histoire d’un bras de fer pour se saisir d’un bronze. Celui qui oppose le musée J. Paul Getty de Los Angeles à l’Italie. Celle-ci vient de remporter la dernière manche devant la justice et attend désormais de remettre la main sur L’Athlète de Fano. Ce bronze datant du IVe siècle avant J.-C., attribué au sculpteur grec Lysippe, a été baptisé « Jeunesse victorieuse » par les Américains. Ces derniers ne s’avouent pas vaincus malgré la décision rendue en décembre dernier par la Cour de cassation italienne qui exige la saisie de la statue, où qu’elle se trouve, et sa restitution. Le musée a annoncé qu’il portera l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. « Le Lysippe doit rentrer en Italie, avait tonné en juin le ministre de la Culture d’alors Alberto Bonisoli. Sûrs de notre bon droit, nous défendrons la dignité de notre pays avec cohérence et sans montrer les muscles .» Voilà plus d’un demi-siècle que les carabiniers souhaitent pourtant toucher ceux de L’Athlète de Fano, du nom d’un petit port proche de Rimini où accoste le chalutier Ferruccio Ferrià l’été 1964. Deux pêcheurs viennent de remonter dans leurs filets une statue antique incrustée de coquillages. Sa valeur ne fait aucun doute, et surtout, le profit que l’on peut en tirer. Le bronze est immédiatement caché dans la maison de la propriétaire de l’embarcation puis enfoui à quelques kilomètres de là dans un champ de choux. C’est le début d’un long périple qui le conduira de la côte Adriatique aux rivages du Pacifique.
Après avoir été achetée par les cousins Barbetti, des cimentiers de Gubbio près de Perouse, la statue passe par la baignoire d’un prêtre avant qu’un antiquaire milanais ne s’en empare. Alertée par une lettre anonyme, la police lance dès 1965 une enquête à l’encontre des deux pêcheurs et des cousins Barbetti pour recel ayant empêché l’État d’exercer son droit de préemption. L’enquête n’aboutit pas, au motif que « la statue n’ayant pas été présentée, il est impossible d’apprécier son intérêt archéologique ».
Quelqu’un d’autre se chargera d’évaluer son intérêt commercial : le marchand d’art de Munich Heinz Herzer, chez qui elle refait surface en 1972. Là encore elle échappe aux carabiniers, qui ne peuvent l’approcher ni interroger l’antiquaire, protégé par les autorités bavaroises malgré la commission rogatoire internationale ouverte par l’Italie. L’Athlète de Fano court toujours et à sa poursuite se lancent désormais deux des plus grands musées au monde : le Metropolitan Museum of Art de New York qui envisage de l’acheter « si son origine est éclaircie » et J. Paul Getty qui aimerait que cette pièce rejoigne la collection qu’il s’apprête à exposer au public dans la villa en construction à Los Angeles. Ce magnat de la finance et du pétrole ne recule devant rien pour assouvir sa frénésie d’achats d’œuvres de l’Antiquité. Pas plus devant leurs origines douteuses que leurs coûts exorbitants. Mais face aux complications que pourrait engendrer une réclamation de l’Italie, il hésite. L’affaire sera conclue après sa mort survenue en 1976.
Après un détour par l’Amérique du Sud, L’Athlète de Fano franchit le seuil du Getty en 1977. Jiri Frel, le conservateur du musée connu pour ses rapports avec le marché de l’art illégal, l’acquiert pour près de 4 millions de dollars. L’enquête internationale diligentée par l’Italie l’année suivante est tout aussi infructueuse que les précédentes. Tout comme la démarche de Francesco Sisinni, directeur général des biens culturels, qui réclame en 1989 la restitution de la statue pour des raisons éthiques et scientifiques. Lors du martelage pour débarrasser le bronze de ses incrustations marines, un fragment de métal s’est détaché. Il serait donc facile de déterminer si la pièce exposée en Californie est bien celle que les autorités italiennes revendiquent. Le Getty accuse alors une fin de non-recevoir.
Plus pour longtemps. En 1995, les autorités transalpines séquestrent les entrepôts du marchand d’art Giacomo Medici dans le port franc de Genève. Parmi les pièces à conviction établissant formellement le recel de biens volés, les exportations illégales et le trafic criminel d’antiquités grecques, romaines et étrusques, figurent 4 000 pièces archéologiques mais surtout des milliers de photos. Celles-ci fournissent la preuve que des œuvres provenant des tombaroli (pilleurs de tombes antiques en Italie) ont fini dans les collections du Getty. Difficile dès lors pour le musée américain de jouer les innocents.
D’autant plus après la découverte de lettres démontrant les liens entre Giacomo Medici et son ancien conservateur Jiri Frel, mais surtout Marion True, la directrice de son département des antiquités de 1986 jusqu’à sa démission en octobre 2005 [lire l’encadré]. Elle comparaîtra d’ailleurs devant un tribunal à Rome pour répondre d’« association de malfaiteurs » et de « recel d’œuvres archéologiques ». Si les faits tombent sous le coup de la prescription à la fin du procès en 2010, le scandale a néanmoins mis au jour un trafic clandestin d’antiquités destinées aux musées étrangers, trafic s’appuyant sur les pilleurs de tombes qui profitent de la complaisance, voire de la complicité, de certaines maisons de ventes, d’antiquaires véreux et de collectionneurs peu scrupuleux.
En 2005, le musée de Los Angeles est contraint d’admettre que 82 pièces de sa collection d’antiquités, qui en compte plusieurs milliers, sont d’origine douteuse. 42 d’entre elles proviendraient de fouilles clandestines opérées en Italie, pays qui les réclame. « On ne connaît qu’environ 30 % de ce qui a été volé », estime Paolo Giorgio Ferri, magistrat à la retraite qui a suivi la plupart des affaires de restitution impliquant l’Italie et le Getty. « De ce vaste pillage du sous-sol de la Péninsule, seulement 3 % des objets exhumés clandestinement et vendus sur le marché de l’art illégalement ont été restitués. Un chiffre tout juste symbolique. »
Dans ce contexte, L’Athlète de Fano représente un symbole des deux côtés de l’Atlantique. Pour l’Italie, celui du combat pour la restitution d’un patrimoine injustement dérobé. Pour le musée américain, celui de la défense de l’œuvre iconique de sa collection. Le contentieux semblait pourtant s’être réglé à l’amiable le 25 septembre 2007 avec la signature d’un accord par l’ancien directeur du Getty Michael Brand. Le Mibac [ministère des Biens et Activités culturels] obtenait le retour de 40 œuvres en échange de prêts d’objets d’une valeur équivalente. Une liste sur laquelle ne figurait pas le bronze de la discorde. Le ministre de la Culture italien de l’époque, Francesco Rutelli, réussissait cependant à insérer une clause : les Américains se soumettraient à la décision du tribunal de Pesaro, qui devait statuer sur son sort. Depuis, deux mandats de restitution ont été délivrés par un juge italien, en 2009 et 2013. À chaque fois, le Getty a réussi à les faire annuler pour vice de forme. L’ultime décision de la Cour de cassation, le 3 décembre 2018, est sans appel. « Nous allons continuer à défendre nos droits juridiques sur la statue, a pourtant assuré Lisa Lapin, vice-présidente chargée de la communication pour la Fondation Getty. La statue ne fait pas partie de l’héritage culturel italien, et n’en a jamais fait partie. Sa découverte accidentelle n’en fait pas une œuvre italienne .»
« C’est une mauvaise foi flagrante, réplique Stefano Alessandrini, conseiller auprès du comité pour la restitution des biens culturels (Mibac). Le bronze doit être immédiatement confisqué, car c’est une pièce de contrebande et les ventes successives dont il a fait l’objet sont donc nulles. Le musée le sait d’autant plus qu’il l’a acheté après la mort de J. Paul Getty, qui se méfiait de son origine douteuse. Il s’entête à rétorquer qu’il est d’origine grecque et a été découvert dans les eaux internationales malgré la déposition de Romeo Pirani. Le capitaine du chalutier affirmait en 1977 qu’il avait été repêché dans les eaux territoriales italiennes. Quand bien même, le bateau était italien, l’équipage était italien, il a été débarqué et enfoui sur le sol italien. C’est le droit italien qui doit être appliqué. Mais après avoir rendu plusieurs œuvres, le Getty en fait une question de principe et refuse de se séparer de sa “Joconde”. Il devrait pourtant ne pas l’exposer, pour une question d’éthique. »
La nouvelle commission rogatoire internationale est prête, mais il y a peu de chances que deux carabiniers viennent saisir L’Athlète de Fano pour l’escorter sur le tarmac de l’aéroport de Los Angeles. Le Getty, après avoir abusé de la patience du Mibac, est disposé à utiliser tous les recours en justice possibles, y compris aux États-Unis. « Il faudrait qu’un parquet européen enquête sur le trafic d’art, mais c’est pour l’instant impossible », déplore Paolo Giorgio Ferri, qui préconise la création d’un organisme communautaire de référence pour l’Union européenne en la matière. « Car dorénavant, les enquêtes n’ont plus beaucoup de sens si elles sont limitées à chaque pays au cas par cas. Le retour du bronze de Lysippe ne peut plus être différé et doit être obtenu par tous les moyens de pression à disposition », avertit-il.
Une intervention politique étant inenvisageable, reste la seule arme de dissuasion ou de persuasion que l’Italie peut mettre en œuvre : celle de la diplomatie culturelle. C’est ce que propose l’historien de l’art Tomaso Montanari, qui somme son pays de ne plus prêter d’œuvres aux musées américains pour leurs expositions tant que le bronze ne sera pas rentré en sa possession. Mais pour en faire quoi ? « Le faire admirer le plus tôt possible dans nos musées », avait promis Alberto Bonisoli sans plus de précisions. Au sein même du ministère de la Culture, on se réjouirait évidemment du rapatriement de la statue, mais on ne saurait où l’exposer. Doit-elle prendre place au Musée archéologique national de Naples au sein de l’une des plus riches collections gréco-romaines de l’Antiquité classique au monde ? Doit-elle rejoindre, au palais Massimo à Rome, le Pugiliste des thermes, autre chef-d’œuvre de la sculpture grecque ? Ne serait-ce pas préférable de l’envoyer au Musée archéologique national de Reggio Calabre où l’attendent les célèbres guerriers de Riace ? À moins que l’on n’inaugure un nouveau musée consacré à la statuaire en bronze de l’Antiquité ? Pas l’ombre d’un début de réflexion en vue et beaucoup croient plus judicieux, y compris en Italie, de laisser l’Athlète de Fano sous les flashs des visiteurs du Getty, bien plus nombreux que ceux qui pourraient se presser pour l’observer dans n’importe quelle institution culturelle de la Péninsule. Symbole du débat sur la moralité de l’acquisition d’une œuvre sur le marché de l’art, il est aussi et surtout celui sur l’origine de la légitimité de son propriétaire. La tire-t-il de la zone géographique d’où elle a été extraite ou de sa meilleure capacité à la préserver et à la valoriser ? Quel que soit le vainqueur, gagner le droit de posséder la « jeunesse victorieuse » se révélera être une victoire à la Pyrrhus.
L’affaire Marion True du Getty Museum
Trafic illicite des biens culturels. Le nom de Marion True ne sera pas retenu dans l’histoire pour ses talents de conservatrice en chef du département des antiquités du Getty Museum de Los Angeles, mais pour ses mauvaises fréquentations en vue de l’acquisition d’œuvres. Elle a fait l’objet d’un procès ouvert en 2005 devant le tribunal de Rome pour « association de malfaiteurs » et « recel d’œuvres archéologiques ». Il s’est terminé en 2010 par la prescription des faits, comme le prévoit le code de procédure pénale italien. L’affaire aura néanmoins mis au jour un vaste réseau de trafic illégal. Celle qui gérait les achats du Getty de la fin des années 1980 à sa démission en 2005 était accusée de n’être pas très regardante sur la provenance des objets. Une quarantaine de pièces archéologiques pillées en Italie sont ainsi arrivées dans le musée californien grâce notamment à Robert Hecht, un marchand d’art américain qui servait d’intermédiaire. Elle était également en relation avec Giacomo de Medici, condamné en 2004 par un tribunal de Rome pour recel de biens volés, exportations illégales et trafic criminel d’antiquités grecques, romaines et étrusques. Des faits qui lui ont valu dix ans de prison et une amende de 10 millions d’euros, la plus grosse jamais infligée en Italie dans ce domaine. Au-delà de son issue juridique, l’affaire Marion True aura permis pour la première fois d’exposer les liens troubles entre les pilleurs de tombes archéologiques, certains antiquaires et des musées qui n’hésitent pas à se fournir sur le marché clandestin. Le tout avec la complaisance, voire la complicité, de salles de vente et de collectionneurs. Un véritable pillage du sous-sol de la Péninsule qui a duré des décennies. « Il faut que les musées arrêtent de saccager le patrimoine culturel ; c’est un dommage pour l’Italie et pour l’humanité », avait déclaré le représentant du ministère public chargé de l’accusation contre Marion True. Le Getty a été contraint de restituer 42 pièces archéologiques réclamées par Rome. La plus symbolique est la Vénus de Morgantina qui est revenue en Sicile en 2011. En attendant le retour de l’Athlète de Fano.
Olivier Tosseri, correspondant à Rome
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L’interminable lutte de l’Italie pour récupérer l’« Athlète de Fano »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019, avec le titre suivant : L’interminable lutte de l’Italie pour récupérer l’“Athlète de FAno”