Avec 45 000 châteaux disséminés sur son territoire, la France a de quoi combler les cinéastes et des producteurs de films. Les responsables des sites historiques ont, eux, compris que ce marché peut s’avérer lucratif et bénéficier à leur image de marque. Aussi ouvrent-ils grand les portes de leurs domaines au 7e art.
La magie du cinéma, c’est aussi de visiter un voire plusieurs monuments, sans même quitter son fauteuil. Les films de cape et d’épée, et les fictions historiques prennent en effet régulièrement leurs quartiers dans les sites patrimoniaux. Mais pas uniquement. Les séries policières également, et même Daryl Dixon (2023), le récent spin-off de la célèbre série de zombies The Walking Dead, qui a été en partie tourné à l’abbaye de Royaumont (Val-d’Oise) et au Mont-Saint-Michel (Manche).
Les longs métrages projetés dans les salles obscures ou sur le petit écran sollicitent de plus en plus les monuments, autant pour s’ancrer dans la grande histoire que pour jouir de décors prestigieux. Ils sont d’ailleurs encouragés par les responsables des sites patrimoniaux qui ont en ligne de mire les profits financiers et les bénéfices en termes d’image que de tels partenariats leur procurent. Cette tendance n’est pas nouvelle ; elle est même aussi vieille que l’invention des frères Lumières puisque « Versailles a toujours accueilli des tournages depuis les débuts du cinéma. On peut dire que c’est une tradition », fait valoir le château.
Le phénomène a toutefois pris une ampleur sans précédent ces cinq dernières années à la faveur de l’engouement populaire pour les vieilles pierres, pour les films en costumes, et surtout de l’explosion du nombre de plateformes de streaming. Il suffit pour s’en convaincre de voir le succès de récentes superproductions cinématographiques françaises : Les Trois Mousquetaires (2023), et Le Comte de Monte-Cristo (2024) tournés dans nombre de châteaux et monuments plus ou moins célèbres et identifiables. Particularité de cette pratique, les tournages recourent aux sites patrimoniaux de trois manières : « Un monument est utilisé soit comme décor réel dans sa contemporanéité, par exemple Emily in Paris (2020-2024) au Palais Royal, ou Lupin (2021-2023) à l’Arc de triomphe, commente Marina Santelli, cheffe du département domanial du Centre des monuments nationaux (CMN). Soit le monument est utilisé comme décor historique authentique, comme dans Les Trois Mousquetaires à l’hôtel de Sully. Soit il peut servir de doublure à l’instar de Champs-sur-Marne et Maisons-Laffitte qui remplacent fréquemment Versailles, notamment dans Jeanne du Barry (2023). »
Quand vous croyez voir Versailles, il s’agit en effet souvent d’une doublure, les deux précédemment citées, mais aussi l’aile Gaston d’Orléans à Blois, les jardins de Chantilly, ou encore Vaux-le-Vicomte. Ces substituts sont essentiels car « cela s’impose en lien avec les contraintes de la vie d’un musée, dans laquelle la priorité est donnée au public », expliquent les équipes de Versailles. « Ainsi, le château n’accueille les tournages qu’aux horaires de fermeture, les lundis, voire les nuits, ce qui ne permet pas à une production de réaliser tout son film dans ce décor. De plus, certains scénarios sont irréalisables à Versailles, à cause de la préservation du site et des œuvres. » Dans le même esprit, la Galerie de peintures du château de Chantilly est aussi souvent utilisée pour figurer le Musée du Louvre et la ville de Senlis, le vieux Paris, avec ses maisons à colombages, ses ruelles pavées médiévales et ses beaux monuments. Cette cité est une vraie pépite, étrangement peu galvaudée par le tourisme, qui fait parfaitement illusion. Les récents blockbusters inspirés par Alexandre Dumas ont été en partie filmés ici, ainsi que le biopic Monsieur Aznavour qui sort cet automne au cinéma.
Senlis, qui a l’avantage de se situer à proximité de Paris – un atout pour les équipes de production venant souvent de la capitale –, ne comptabilise pas moins de 150 jours tournage par an. Cette activité est encadrée par la municipalité qui communique en toute transparence ses tarifs sur son site Internet. Une équipe de cinéma devra par exemple débourser 830 euros pour tourner une journée dans le centre historique et 2 510 euros pour occuper un monument. Ces tarifs abordables ainsi que les qualités d’accueil reconnues de Senlis jouent énormément dans son attractivité. En raison du grand nombre de sites disponibles, toujours plus nombreux pour répondre à la nécessité de générer des ressources propres, la concurrence est rude. Il n’existe pas de grille tarifaire unique ni d’organisme qui centralise toutes les requêtes. Les productions doivent négocier directement avec les responsables des lieux et il est parfois difficile de s’y retrouver parmi les innombrables interlocuteurs. La quasi-totalité des sites privatisables est toutefois consultable sur différentes plateformes : Film France qui dépend du Centre national de la cinématographie, mais aussi Prêt à tourner et Scouting location.
Les professionnels du 7e art peuvent aussi être orientés par le réseau des commissions régionales du film, qui font la promotion de leur territoire, et mettent les productions en relation avec les équipes des monuments. Certaines régions sont particulièrement actives pour se faire connaître des réalisateurs et des repéreurs, à l’instar de l’agence Ciclic qui valorise la région Centre-Val-de-Loire. Le plus gros succès de cette agence est l’accueil de The Serpent Queen (2022), une série à grand spectacle mettant en scène une Catherine de Médicis très rock’n’roll. Une bonne affaire puisque la région chiffre les retombées économiques directes de la première saison à 13 millions d’euros pour le territoire.
Pour accroître leur visibilité, certains opérateurs s’organisent en interne, à l’image de Versailles qui dispose d’un bureau des tournages instruisant et suivant les projets. Il en est de même au CMN où le département domanial, qui gère tout ce qui relève de l’occupation de l’espace pour des événements, emploie quatre personnes. « Nous avons une stratégie de promotion organisée, reconnaît sa cheffe Marina Santelli. Nous avons travaillé avec Film France et la commission du film d’Île-de-France pour organiser notre offre et savoir comment la présenter, car ce n’était pas notre métier initial : nous ne connaissions pas les us et coutumes des repéreurs. C’est désormais le cas. Aujourd’hui, nous sommes clairement identifiés, nous participons à des salons et sommes présents sur l’ensemble des plateformes qui recensent les décors. Nous nous sommes mis en ordre de marche et nous accueillons beaucoup de longs métrages et de films documentaires. Des pubs aussi, car nous sommes très sollicités pour des spots publicitaires à la villa Cavrois (Nord) et à la villa Savoye (Yvelines), par exemple ». Cette stratégie de promotion et de centralisation avec un guichet unique, qui reçoit les demandes et les renvoie sur les monuments afin d’étudier la faisabilité technique et la disponibilité des lieux, s’avère des plus payantes. En 2023, le CMN a comptabilisé 467 tournages pour un chiffre d’affaires de 1 772 000 euros. Ce résultat est en progression de 45 % par rapport à 2022 et la tendance 2024 est tout aussi encourageante puisque le chiffre d’affaires affichait déjà 1 100 000 euros fin mai. Même bilan au château de Chantilly où les privatisations ont généré l’an passé 2,5 millions d’euros, dont 10 % provenant des tournages. « 2023 était une année record avec 250 événements, mais globalement depuis 2019, cela augmente d’année en année », confie Émeric d’Arcimoles, directeur du marketing et du développement du château.
« Chantilly a été un précurseur dans la location patrimoniale car notre statut implique que nous diversifions nos ressources. Cela permet de dégager de la trésorerie pour investir et sauvegarder notre patrimoine. Mais cela va au-delà de la question des recettes. C’est surtout une question de notoriété. Certaines séries tournées ici comme L’Art du crime (2017-2024), Meurtre à Chantilly (2023) ou Entretiens avec un vampire (2022-2024), sont vues par des millions de téléspectateurs ; cela participe à la renommée du château et de la ville », poursuit Émeric d’Arcimoles. Si les retombées en termes d’image sont parfois difficiles à quantifier, certains indices montrent cependant l’impact des tournages. Le film Chinese Zodiac de et avec Jackie Chan (2012) se battant sur les toits de Chantilly a ainsi eu un effet sur la notoriété du site auprès des touristes asiatiques. « Nous avons pu mesurer cet effet au château de Pierrefonds (Oise), confirme Marina Santelli. La diffusion de la série anglaise Merlin (2008-2012) a très nettement augmenté la fréquentation des visiteurs anglais ; c’était flagrant dans le temps et en volume. Parfois c’est plus diffus car le site est moins immédiatement reconnaissable que dans ce cas précis. »
Les producteurs ont d’ailleurs bien compris que mettre en avant un lieu historique dans leurs films peut aider à accroître la réputation de ce dernier et ils actionnent ce levier dans les négociations sur les tarifs de location. « Il y a des tarifs catalogues, déterminés en conseil d’administration en fonction du nombre de personnes, de jours de tournage, d’espaces privatisés, etc. », explique Émeric d’Arcimoles. « Mais il y a une part de négociation en fonction des contreparties que nous pouvons obtenir, par exemple si l’on parle du château pendant la promotion du film. » Certains sites qui ont récemment développé cette activité proposent d’ailleurs des tarifs sur mesure, notamment le château royal d’Amboise (Indre-et-Loire), comme le confirme Samuel Buchwalder, son responsable de la communication. « Nous ajustons nos prix en fonction de la demande, notamment si le site est identifié pour ce qu’il est ou s’il n’est utilisé que comme un décor, comme dans The Serpent Queen. Nos tarifs ne sont de facto pas du tout les mêmes pour des fictions filmées explicitement in situ, comme L’Oubliée d’Amboise (2021). Dans le cas de ce téléfilm, l’équipe a vraiment joué le jeu en échangeant avec le public, en faisant des selfies et en intervenant sur nos réseaux sociaux. »
Quand tout se passe au mieux, l’expérience est très valorisante pour les sites qui comptent sur la curiosité et l’engouement du public pour les vedettes du 7e art. Mais comment se prémunir contre la mauvaise réputation en cas de contenus inadaptés alors que les gestionnaires des lieux n’ont généralement pas de droit de regard sur les scénarios ? « Le plus souvent les projets sont confidentiels », remarque Émeric d’Arcimoles. « Toutefois, nous sommes vigilants à ce qu’ils n’aillent pas à l’encontre de la marque château de Chantilly, avec par exemple des contenus ultra-violents ou liés au sexe. Dans ce cas, nous mettons notre veto car cela pourrait être désastreux pour notre image. Surtout si le film a beaucoup de succès. »
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Les tournages du cinéma, nouvel eldorado du patrimoine ?
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°778 du 1 septembre 2024, avec le titre suivant : Les tournages, nouvel eldorado du patrimoine ?