Exposé à Paris, le MoMA de New York s’interroge sur sa capacité à rester un « laboratoire moderne » quand ses collections vieillissent avec lui. Une question que se posent beaucoup de musées.
Au premier abord, le titre de l’exposition du MoMA, « Être moderne : le MoMA à Paris », sonne comme une tautologie. Comment cette institution mythique, qui conserve l’une des deux plus grandes collections d’art moderne et contemporain et a forgé les canons de la modernité, pourrait-elle ne pas être moderne ? À moins, que le véritable enjeu que suggère ce titre ne soit en réalité sa faculté à rester moderne. Un défi qui concerne de fait tous les musées consacrés aux XXe et XXIe siècles.
Fondés pour présenter la création de leur temps, ils sont aussi, au fur et à mesure, devenus des conservatoires du passé. Les œuvres les plus anciennes du MoMA datent ainsi de la fin du XIXe, tandis que celles du Musée national d’art moderne à Paris remontent à 1905. Cette patrimonialisation d’une partie des collections, qui va par la force des choses encore s’accroître, pose la question de la capacité de ces lieux à être toujours en prise avec la modernité. D’autant que cette cohabitation n’est pas toujours allée de soi. Par exemple, l’ancêtre du MNAM, le Musée des artistes vivants, conservait les œuvres dix ans après la disparition de leur auteur. Ensuite, elles rejoignaient le Louvre ou un musée de province.
Cette idée de conserver conjointement des œuvres modernes et contemporaines, tout comme la réorientation des collections nationales en direction des avant-gardes, a vraiment pris forme avec le déménagement du Musée national d’art moderne (MNAM), au sein du Centre Pompidou en 1977. Depuis, ce fonds a considérablement évolué et prospéré, passant de 30 000 à 120 000 numéros. Parallèlement, durant cette même période, le paysage institutionnel s’est radicalement transformé, tout comme les missions des musées. Une cohorte de nouvelles structures, pour certaines exclusivement dédiées à la scène contemporaine, et qui ne sont donc pas confrontées au même tiraillement entre patrimoine et prospection, a ouvert un peu partout dans le monde. Cette nouvelle partition a eu un impact, y compris sur des musées pionniers. Par exemple, le Musée de Grenoble, qui a été particulièrement précoce dans son ouverture aux avant-gardes, s’est recentré sur les modernes et les grandes figures consacrées de l’art contemporain, depuis l’ouverture de son voisin, le centre d’art Le Magasin.
Ce nouveau contexte concurrentiel fait par ailleurs cohabiter des structures, publiques et privées, qui n’ont pas les mêmes missions ni obligations. Si à l’époque de leur création les musées modernes pouvaient se permettre une audace à tous crins, la mutation de leur secteur leur impose aujourd’hui de concilier des objectifs de plus en plus antagonistes. Ils doivent ainsi trouver un équilibre précaire entre conservation de collections historiques, prospection, soutien à la création, démocratisation auprès du plus grand nombre, et rentabilité. Inévitablement, la radicalité d’origine en composant avec la real-politik conduit les musées à s’institutionnaliser. Cette critique est régulièrement adressée au Centre Pompidou, modèle révolutionnaire à son ouverture qui s’est depuis assagi.
« La question qu’il faut se poser c’est : remplissons-nous aujourd’hui pleinement notre rôle envers l’art contemporain ? », résume son président Serge Lasvignes. « Est-ce que le fait d’être aussi un musée d’art quasiment “ancien” constitue pour le MNAM une sorte de handicap dans sa sensibilité à l’art contemporain ? Est-ce qu’il est organisé de manière à prendre en compte la contemporanéité de l’art ? J’ai la faiblesse de penser qu’il sait toujours être en prise avec la modernité, même si nous pouvons progresser. Mais il faut aussi avoir à l’esprit que nous avons des surfaces d’exposition limitées et des contraintes financières. »
Afin d’assurer sa trésorerie, le MNAM doit en effet jongler entre expositions pointues et grandes messes populaires dédiées à des vedettes modernes. « Le MNAM a un rapport à l’histoire que les autres institutions n’ont pas le devoir d’avoir, ce qui ne l’empêche pas d’être aussi contemporain que beaucoup d’entre elles et de mener une activité prospective », assure son directeur Bernard Blistène. En deux ans, le Centre a en effet lancé deux initiatives qui renouent avec l’esprit expérimental de cette maison : le rendez-vous « Mutations-Créations », qui interroge les nouveaux modes de production, ainsi que la création du service des manifestations, art et société, dédié aux projets transversaux au croisement des arts plastiques, des questions de société, de l’image en mouvement et de la performance.
« Quand Alfred Barr a créé le MoMA en 1929, il voulait inventer non pas un musée d’art moderne mais un musée moderne. C’est-à-dire un véritable laboratoire où le public est invité à se confronter aux idées et aux objets modernes », résume Glenn Lowry, son actuel directeur. « Il souhaitait que ce lieu soit métabolique, qu’il évolue constamment. Au début, il y a d’ailleurs eu d’intenses débats sur la nature du musée et des changements fréquents dans sa présentation. Ensuite, sa situation s’est davantage figée, trop sans doute. » Depuis une quinzaine d’années, le MoMA essaie donc de retrouver sa philosophie d’origine, notamment en réintroduisant une vision pluridisciplinaire. On se souvient qu’en 2013, il a suscité l’événement en faisant entrer dans son fonds des jeux vidéo, une première pour une institution de son standing. Ce retour aux sources se caractérise aussi par des liens plus étroits avec les créateurs émergents. « Un des challenges était de recouvrer notre capacité à être disruptif », explique Lowry. « Pour moi, cela passait par la fusion avec PS1, un centre d’art plus proche des jeunes artistes, qui n’a pas de passé, pas de collection. Je le compare souvent à un grain de sable dans une huître, un élément qui frotte et qui petit à petit devient une perle. »
Pour Barr, et les premiers trustees, être moderne signifiait clairement être contemporain. C’est d’ailleurs le sens de son célèbre schéma représentant le MoMA, tel une torpille avançant inexorablement vers l’avenir et abandonnant progressivement ce qui relève petit à petit de l’histoire. « Une des idées radicales des fondateurs était d’ailleurs de pouvoir vendre le passé même immédiat pour acheter l’avenir », explique le directeur. Musée privé doté de collections aliénables, le MoMA peut en effet se séparer des œuvres qui ne lui semblent plus fondamentalement modernes. Les Demoiselles d’Avignon ont ainsi été acquises grâce à la vente d’un Degas.
Cet impératif prospectif ne concerne pas uniquement la création actuelle. Depuis une quinzaine d’années, les grandes institutions tentent aussi de remettre en question le récit orthodoxe, qu’elles ont en partie contribué à écrire, notamment en renouvelant régulièrement leurs accrochages afin de révéler la pluralité des voies de la modernité. La diffusion des idées postmodernes ainsi que l’accélération du phénomène de globalisation ont fait voler en éclats le carcan moderniste et excessivement formaliste dans lequel l’histoire de l’art du XXe siècle s’était progressivement enfermée. Un carcan qui avait exclu quantité d’artistes, essentiellement les femmes et les créateurs non occidentaux.
Petit à petit, les institutions les réintègrent dans leurs parcours, accompagnant la vision critique sur l’historiographie de l’art moderne, portée actuellement par de nombreux chercheurs. Ce faisant, ces structures agissent comme de véritables laboratoires qui rendent à l’histoire de l’art son caractère expérimental en exposant au public de nouvelles hypothèses et perspectives incarnées par des œuvres et des écoles rarement montrées, voire inédites. Loin d’être accessoire, ce positionnement est crucial pour les musées de référence. Fait révélateur, un des postes de directeur adjoint du MNAM est d’ailleurs dédié à la recherche et la mondialisation.
Autre signal fort dans cette prise en compte de la mondialisation, en 2016 le Chinois Yung Ma a été recruté comme conservateur de la collection contemporaine et prospective. Cette approche globalisée est devenue quasiment obligatoire pour toutes les grandes structures. À tour de rôle, elles mettent ainsi en place des programmes de recherche dans des domaines longtemps laissés en jachère, et multiplient parallèlement les acquisitions d’œuvres d’artistes femmes, mais aussi de créateurs d’Amérique latine, d’Europe centrale, ainsi que du Moyen et Extrême-Orient. Une dynamique d’ouverture qui répond aussi, il ne faut pas être naïf, à des enjeux économiques puisque ces secteurs sont encore abordables. Même le MoMA, où les mâles blancs ont longtemps régné en maîtres absolus, accorde désormais plus de place aux femmes et aux artistes non occidentaux. Un quart de sa collection a d’ailleurs été acquis, depuis 2010, en prenant fortement en compte cette nouvelle orientation.
Sans même parler de la Tate Modern qui a fait de ce positionnement une profession de foi. En 2016, pour l’ouverture de son extension, l’établissement londonien revendiquait fièrement la présence de cinquante nationalités dans son accrochage, et la parité hommes-femmes. Dans la droite lignée de cette politique volontariste, l’établissement a d’ailleurs nommé à sa direction Frances Morris. Première femme à occuper ce poste, elle était précédemment responsable des collections internationales de la Tate et à l’origine de plusieurs monographies d’artistes femmes.
Les musées d’art moderne ont souvent été pionniers dans leur conception d’expériences de visite innovantes. Pour rester pleinement modernes, ils doivent donc continuer à imaginer de nouvelles modalités d’adresse aux publics. Le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne élabore, par exemple, des outils de médiation destinés à conquérir les 20-35 ans. « Un public adepte du numérique et qui désire un nouveau type de visite, pour lequel nous développons une application qui proposera des visites d’un genre nouveau faisant appel à la musique, à la chorégraphie ou à la narration », explique sa directrice Aurélie Voltz. Au Centre Pompidou, qui en 1977 a été précurseur avec ses ateliers pour enfants, on imagine aussi de nouveaux formats.
L’établissement a ainsi récemment lancé une web-série, ainsi qu’une école, constituée d’un MOOC (massive open online course) et d’activités in situ avec un artiste, dont la première session a été confiée à Sophie Calle. Serge Lasvignes, le président du Centre, aimerait aller encore plus loin dans l’interaction entre le musée et le public en tirant notamment profit des possibilités des réseaux sociaux. « Nous réfléchissons par exemple à un format pouvant associer le public à la sélection d’un sujet et à la préparation d’une exposition, et qui pourrait aussi lui permettre de collaborer avec un artiste. » Une nouvelle révolution ?
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Les musées d’art moderne sont-ils condamnés à vieillir ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°708 du 1 janvier 2018, avec le titre suivant : Les musées d’art moderne sont-ils condamnés à vieillir ?