À l’occasion de la foire de Bâle qui ouvre ses portes le 21 juin, L’Œil se penche sur les actions de mécénat des fondations suisses. Si Nestlé ou Migros encouragent depuis longtemps l’art d’aujourd’hui, quelle est l’importance des prix Placette/Manor ou Moët et Chandon qui ont récompensé des artistes engagés comme Elena Montesinos ou Pipilotti Rist ?
Dans une actualité qui n’est pas toujours favorable à l’art contemporain, sa défense par le monde de l’entreprise est d’une absolue nécessité. Hélas ! Les exemples ne sont pas légion. Si le retard de la France en matière de législation favorable à ce type de démarche est patent, on observe heureusement chez un certain nombre de nos voisins qu’il existe une véritable culture en ce domaine. Ainsi la Suisse peut-elle se targuer d’avoir un dispositif plutôt efficace. À côté des banques et des assurances, les entreprises qui agissent en ce sens sont relativement nombreuses et les cinq cas retenus ici en sont une juste illustration. Leur choix tient autant à la pertinence de leur propos qu’à leur ancrage dans le temps, à la diversité qu’à la qualité de leur action. S’ils ont valeur d’exemple, bien d’autres n’en sont pas moins exemplaires.
Entre peinture, musique et littérature
L’un est connu pour ses sculptures, l’autre pour ses écrits et son œuvre musicale. Les deux frères Sandoz, Edouard-Marcel (1881-1971) et Maurice (1892-1958), comptent parmi les célébrités artistiques de la Suisse du XXe siècle. La fondation portant leur nom, la FEMS, Fondation Edouard & Maurice Sandoz, qui a été créée en 1982, s’est donné pour tâche non seulement de promouvoir leur mémoire mais, dans une manière d’écho à la diversité de leurs actions tant créatrice que mécène, de participer à la promotion de la création vivante. À cette fin, elle décerne chaque année depuis 1996 une bourse d’un montant de 100 000 francs suisses visant à récompenser un artiste qui souhaite réaliser un projet qui lui tient à cœur. Pour rester fidèle à l’éclectisme des frères Sandoz, ce prix est distribué par rotation à un créateur dans le domaine de la sculpture, de la littérature, de la peinture et de la musique, au regard soit d’une thématique, soit d’une pratique prédéterminées, afin de pouvoir établir entre les différents candidats une échelle de comparaison. Sans aucune limitation d’âge, le prix FEMS est ouvert à tous les ressortissants nationaux ou résidents depuis plus de cinq ans au pays. Composé de personnalités choisies pour leur compétence dans le domaine considéré, présidé par François Landolt, administrateur de la Fondation, l’un des pionniers de la culture bio en Suisse, le jury opère tout d’abord une première sélection. Sur la centaine de dossiers reçus, il retient une quinzaine de finalistes qui sont invités par la suite à le rencontrer. L’idée d’échange et l’investissement humain sont ici des données essentielles qui fondent la spécificité de cette bourse, de même que le souci qui l’anime est d’opérer toutes sortes de croisements et de rencontres entre les différentes disciplines. Ainsi en est-il des contacts développés tout au long de l’année avec le lauréat, comme de la remise annuelle du prix qui est l’occasion d’une manifestation conviviale au cours de laquelle est saluée la fin de bourse du précédent et célébrée celle du nouveau. Le sculpteur genevois Jean Stern en 1997, l’écrivain valaisanne Anne-Lou Steininger en 1998 et le peintre lausannois Zivo ont été à ce jour les trois heureux bénéficiaires du Prix de la Fondation Sandoz.
Un tremplin pour les jeunes plasticiens
Créé à l’initiative de Philippe Nordmann, grand amateur et collectionneur d’art moderne et contemporain, PDG de la chaîne des grands magasins Manor, le Prix culturel Placette/Manor se veut un prix d’encouragement et un tremplin pour un jeune artiste plasticien. Les modalités de son fonctionnement sont très particulières parce que cette récompense n’est pas unique mais multiple. Elle est en effet décernée chaque année par différentes villes où se trouve un magasin de cette marque, qui a choisi de s’engager dans une politique de mécénat. Lucerne en 1982, Bâle, Genève et Schaffhausen en 1987, Aarau et Lausanne en 1989, Chur et St. Gallen en 1990, Winterthur en 1999 ont décidé au fil du temps de participer à l’aventure. Aujourd’hui, ce sont donc neuf Prix Placette/Manor qui sont décernés en réalité chaque année ; c’est dire l’importance de l’engagement de l’entreprise à l’égard de cette institution. Les postulants ne doivent pas avoir plus de 40 ans, être originaires de la ville ou du canton dans lesquels le prix est décerné, ou en être résidents depuis plus de cinq ans. Dans chacune des villes engagées, le Prix Placette/Manor est organisé en étroite collaboration avec le directeur du musée ou de l’institution artistique municipale équivalente. Compte tenu de sa compétence du terrain, c’est à lui que revient d’opérer la présélection des dossiers. Un jury propre à chaque ville, présidé par Philippe Nordmann, est constitué sur ses conseils avec des partenaires locaux (artistes, conservateurs, critiques) et décide au final du choix du lauréat. Le Prix Placette/Manor se traduit par l’organisation d’une exposition personnelle dans l’institution ad hoc, l’édition d’un catalogue et une bourse de 15 000 francs. Il est quelquefois augmenté par l’achat d’une œuvre pour la collection de l’entreprise. Annuel jusqu’en 1990, le Prix Placette/Manor est désormais biennal. Il a été attribué par le passé à des artistes aussi divers que Luciano Castelli (Lucerne, 1984), Thomas Huber (Bâle, 1987), Carmen Perrin (Genève, 1988), Pipilotti Rist (St. Gallen, 1994), Markus Casanova (Chur, 1996) ou Yves Netzhammer (Schaffhausen, 1998).
Un prix peut en cacher deux autres
L’originalité de la Fondation Moët Hennessy suisse pour l’Art est de distribuer trois types de bourses distincts – la Bourse Moët & Chandon suisse pour l’Art, la Bourse Dom Pérignon pour la Danse et la Bourse Jas Hennessy pour le Jazz – dans le cadre institutionnel des bourses fédérales qui sont elles-mêmes décernées par le Département de l’Intérieur. De plus, ces trois bourses viennent se greffer sur une manifestation de renom : la Foire internationale d’Art contemporain de Bâle, le Prix de Lausanne et le Festival de Montreux. Expressément consacrée aux arts plastiques, la Bourse Moët & Chandon suisse pour l’Art a été créée en 1993 à l’occasion du 250e anniversaire de la maison-mère. Le principe de son fonctionnement est donc de s’appuyer sur les dossiers de candidatures aux bourses fédérales dans le domaine des beaux-arts après qu’une sélection d’environ les deux tiers en ait été faite, et pendant l’exposition des travaux des candidats retenus qui a lieu au mois de juin pendant Art Basel, dans un local situé en face de la foire. Le jury de la Bourse Moët & Chandon se rend alors sur place pour choisir son lauréat auquel il attribue une bourse de 10 000 francs, s’engageant aussi à l’aider à la publication d’un catalogue ou d’une monographie à l’occasion d’une exposition. L’inscription de cette bourse dans le contexte fédéral et le fait que la Fondation Moët & Chandon ne soit pas la seule institution à puiser à cette source de dossiers entraîne qu’un même lauréat peut se voir attribuer plusieurs bourses dans le même temps. C’est le cas de l’élu 1999, Olaf Breuning, qui bénéficia par ailleurs de trois autres récompenses ! Hervé Graumann, Alexandre Bianchini et Patrick Weidmann pour les arts plastiques, le jeune Français Pierre Pontvianne et le Japonais Masayoshi Onuki pour la danse, Léo Tardin pour le jazz, comptent parmi quelques-uns des heureux bénéficiaires de la Fondation Moët Hennessy. Enfin, l’action de celle-ci est aussi caritative, notamment à travers l’organisation de ventes aux enchères d’œuvres d’art dont les prix de réserve sont garantis avant même la vente par de potentiels acquéreurs afin d’éviter toute dépréciation possible du marché.
Une collection de plus de 360 œuvres
« L’intérêt général sera placé plus haut que l’intérêt des coopératives Migros. En regard d’une puissance matérielle croissante, nous devons toujours pouvoir offrir de plus grandes prestations culturelles et sociales. » Déclaration d’intention d’un politique en campagne ? Programme idéaliste d’une veille révolutionnaire ? Ou pari lancé par un industriel utopique ? Voilà une cinquantaine d’années que Gottlieb Duttweiler, fondateur de la chaîne Migros, a lâché ces mots et fait suivre d’effet son projet en créant une institution d’un type complètement original, le Pour-cent culturel. Engager une telle action en cherchant à la conduire au même titre que les objectifs commerciaux n’est pas banal : c’est pourtant bel et bien ce que fait la Migros depuis le milieu des années 70, soucieuse de promouvoir la formation et de soutenir, encourager, transmettre et maintenir la création culturelle. Menée au sein de la Fédération des coopératives Migros (la FCM), cette action a pris au fil du temps différentes formes : création d’une collection d’œuvres d’art dès 1976, ouverture d’un lieu d’expositions à Zürich, l’InK (Internationale neue Kunst) en 1978, d’un musée pour l’art contemporain, le Museum für Gegenwartskunst, puis d’un soutien à l’organisation d’expositions. Ce faisant, la Migros ne se veut ni mécène, ni sponsor. Elle n’a qu’un seul mot d’ordre : que le travail culturel engagé soit en parfaite adéquation avec la créativité de son temps, comme doivent l’être les versants social et commercial de l’entreprise. Il s’agit d’agir simultanément et également sur les trois fronts parce qu’ils ne peuvent s’ignorer mutuellement. C’est une question organique de vie, voire de survie. Le choix qu’a fait la Migros de l’art contemporain est le corollaire même de la réalité d’une action culturelle pleinement vivante et dynamique, avec ce que cela sous-entend d’audaces et de prises de risques. Sa collection forte de quelque 360 œuvres d’artistes les plus représentatifs de l’art de la fin des années 70 à nos jours en est une éclatante illustration.
De Calder à Rückriem
Il est des gestes qui font signe. Celui de Nestlé opérant la rénovation de l’un des bâtiments de son siège de Vevey, construit il y a quarante ans par l’architecte Jean Tschumi, en est un. En effet, pour cette entreprise qui a choisi très tôt de défendre la cause de la création contemporaine, c’est une façon d’entrer dans le troisième millénaire en confirmant sa volonté et le choix qu’elle a fait du bureau Richter et Dahl Rocha pour mener à bien cette rénovation. L’action de Nestlé en faveur des arts plastiques s’exerce dans deux directions distinctes : la constitution d’une collection et la création d’une fondation. Si la première a tout d’abord été constituée en faveur de créateurs jeunes ou d’une notoriété strictement locale, elle est articulée depuis quelques années sur l’acquisition d’œuvres d’artistes, suisses ou étrangers, dont la reconnaissance est internationale. Les unes, qui sont conservées et présentées au Musée Jenish, à Vevey, sont acquises sous la responsabilité du directeur de cette institution ; les autres, destinées à être placées tant dans les locaux que dans l’environnement paysager du siège, le sont par un comité fait de directeurs de musées, critiques ou historiens de l’art. S’agissant de ces dernières, l’idée de Nestlé est de créer un vrai dialogue entre le site et les œuvres. Aussi ce sont là surtout des travaux de commande, comme la double sculpture monumentale que Rückriem a installée en bordure du lac et le long de la route, comme le Stabile de Calder présenté à proximité du bâtiment central, comme le relief mural qu’a réalisé Elsworth Kelly à l’intérieur. Créée en 1991 à l’occasion du 125e anniversaire de la société Nestlé S.A., la Fondation Nestlé pour l’Art a pour vocation, quant à elle, d’encourager la réalisation de projets artistiques dans des domaines aussi divers que les arts plastiques, la musique, l’architecture et les arts du spectacle. Parce qu’elle veut privilégier tout ce qui est attentif aux formes pleinement contemporaines, la Fondation Nestlé s’attache plus particulièrement aux projets à caractère interdisciplinaire. Ainsi, partagée entre architecture, collection et soutien à la création la plus vive, l’action de Nestlé, conduite sous la houlette de son administrateur délégué, Peter Brabeck-Letmathe, véhicule l’image et la réalité d’une entreprise dynamique.
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Les fondations suisses face à l’art d’aujourd’hui
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°517 du 1 juin 2000, avec le titre suivant : Les fondations suisses