Tandis que la Saison sud-africaine en France bat son plein, L’Œil est parti à la découverte de Joburg et de ses créateurs.
Ceux qui s’y rendent sont inconscients, ceux qui l’évitent paranoïaques. Johannesburg, Jozi, Joburg, nourrit sous ses trois noms des sentiments extrêmes. Les diseurs de mésaventures y voient un tueur embusqué à tous les coins de rue ; les plus exaltés promettent l’Épiphanie, une « véritable claque ». Durant l’été puis à l’automne, la Maison Rouge, la Gaîté Lyrique et le Frac Pays de la Loire ont tenté le voyage. À l’occasion de la Saison sud-africaine, la première a présenté sous un commissariat de Paula Aisemberg et d’Antoine de Galbert une cinquantaine d’artistes de cette « scène périphérique ». La deuxième dépeint jusqu’à début novembre « un portrait en sons et en images d’une ville mutante ». Le troisième reçoit actuellement six artistes sud-africains en résidence. Johannesburg est comme ils disent, en mieux parfois, parfois en pire. Fantomatique et renaissante, elle est sombre et brillante, tour à tour une Gotham City et la version panafricaine d’une Florence contemporaine.
On y débarque en plein été avec l’adrénaline au cœur, un cocktail mal dosé de stress et de passion. Le compromis se fait sentir jusque dans l’hiver austral, chaud devant mais froid dans le dos. Sur la route de Joburg, les palissades se tiennent par les barbelés. Même les faubourgs montés au long de l’autoroute sont sous scellés « Securitas ». Bien sûr, quand on s’éloigne de l’aéroport, la vie devient plus ferme. Des « maisons RDP » financées par le programme Reconstruction et Développement en 1994, on passe dans un maillage de banlieues pavillonnaires. Certaines, comme Bertrams, à l’est de la ville, ont l’air abandonnées. Les modestes maisons de briques rouges alignées sur Frere Road ont pour seul jardin des mèches d’herbe jaunie.
Joburg, un immense territoire éclaté
Au numéro 33 s’élève Katherine House, un bâtiment industriel remis à neuf. C’est là, sur un plateau de 600 m2, que travaille le Cuss Group. Une table en Formica, trois ordinateurs, un canapé, une télé et du vide : en avant la révolution culturelle ! Jamal Nxedlana, Ravi Govender et Zamani Xolo n’ont guère plus de 28 ans, mais leur collectif, fondé en 2011, est déjà bien installé, révéré même dans les milieux de l’art, de la mode, de la publicité, de la musique et de l’édition. Originaires de Durban, ces trois amis passés par Londres portent la voix des 42 % de la population qui ont leur âge ou moins. Ces enfants de l’ère post-apartheid ne reviennent pas sur le pays de leurs parents et grands-parents. Pour eux, l’enjeu, c’est moins l’histoire que la géographie. À l’instar de Black Market, la performance qu’ils ont imaginée pour la Gaîté Lyrique autour de l’économie populaire, Jamal, Ravi et Zamani cherchent à réconcilier la carte et le territoire. Ils tracent les contours de leur ville en fonction des usages et non des types sociaux, économiques, ethniques ou culturels.
C’est que Johannesburg est traversée par des lignes informelles. Pour s’en rendre compte, il n’y a qu’à remonter la rue jusqu’au 54 Kimberley Road. Derrière des grilles électrifiées se trouve une synagogue décrépite. À en juger par la façade, on n’y tient plus d’offices religieux depuis longtemps. Et pour cause, le domaine appartient à Nicholas Hlobo. Dans son temple abandonné de 1926, l’artiste remarqué à la Biennale de Venise en 2011 poursuit une œuvre inspirée par le genre, une esthétique fétichiste voire sadomasochiste. Entre son lit de camp, un phonogramme et un masque à souder, on aperçoit dans le parquet les marques dessinées par les bancs de prière : « Vous savez, dit Hlobo, la famille de Steven Cohen fréquentait cette shul. » À l’évocation du performeur sud-africain revendiqué « blanc, juif et homosexuel », on comprend que Joburg n’est qu’un immense territoire éclaté où les histoires a priori distantes se superposent.
Arriérée par cinquante ans de ségrégation, la ville est prise en main par ses artistes. Certains, comme Terry Kurgan, exaltent la mixité quoi qu’il en coûte. Fille d’immigrés lituaniens venue du Cap, elle déambule d’un pas sûr dans les rues de Yeoville. À l’aise dans ce quartier de migrants réputé dangereux, elle s’attarde au marché, glisse les mains dans des sacs d’épices, tapote gentiment la tête des enfants et salue leur maman en boubou. Les gens d’ici précisément ne le sont pas. Congolais, Zimbabwéens ou Nigérians venus tenter leur chance au Sud, la plupart s’y trouvent piégés pour de longues années. Sans papiers mais avec Internet, les hommes jeunes et moins jeunes trompent leurs désillusions dans les cybercafés. Ils sont partout autour de Page Street, pleins du matin au soir de ces déracinés qui gardent contact comme ils peuvent avec leur vie restée au Nord, à l’Est ou à l’Ouest. Ceux qui le veulent passent dans les « chambres » de l’Hotel Yeoville. À mi-chemin entre l’étude démographique et le documentaire, le dispositif photo-social de Terry Kurgan donne à chacun l’occasion d’établir son histoire face caméra.
Pour nombre de créateurs, le meilleur est à venir
La prise de parole est à Johannesburg une véritable stratégie de conquête territoriale. Lorsque Zanele Muholi raconte le travail acharné qu’elle fait dans les townships pour rendre leur voix et leur dignité aux lesbiennes persécutées, elle prend un accent belliqueux. Ses portraits, venus à Paris après Documenta 13 ou les Rencontres d’Arles, sont bien des prises de guerre. Il faut un œil de pierre pour témoigner comme elle le fait, au prix souvent de sa sécurité, de l’effroyable réalité des viols correctifs. Ancienne élève du Market Photo Workshop, école fondée en 1989 par le mythique David Goldblatt, Zanele Muholi aura sans doute appris de lui qu’un photographe, a fortiori sud-africain, ne s’interdit aucun territoire.
Cette leçon, maître Goldblatt, actuellement présenté à Strasbourg, la suit encore à ses dépens. À 83 ans, celui qui a passé sa vie à rendre en noir et blanc les milliers de nuances de la société sud-africaine, sillonne le pays plutôt que de couler une paisible retraite dans sa maison de Fellside. Parti au mois de juillet dans la région du Cap à bord de son pickup pour préparer un livre sur l’ère post-apartheid, il s’est fait attaquer. Ce n’est pas tant l’agression qui révolte David Goldblatt ; le phénomène est si courant. Ce n’est pas davantage le fait d’avoir laissé dans cette affaire trois appareils et des semaines de travail qui l’attriste. Ce qui l’émeut profondément, c’est de s’être fait braquer devant un mémorial du township de New Brighton auquel ses jeunes agresseurs, il en est persuadé, n’ont jamais dû prêter la moindre attention.
Il faut bien l’avouer, la conscience d’habiter une terre imbriquée dans une histoire et des valeurs échappe à l’immense majorité des enfants de rue, mais pas à tous. Blessing Ngobeni, un peintre de 28 ans qui a grandi après sa fugue dans le ghetto d’Alexandra, sait que pour lui et le pays le meilleur est à venir. Dans l’atelier qu’il loue à la Bag Factory, un espace mixte créé en 1991 qui a vu Kendell Geers passer entre ses murs, il côtoie de jeunes artistes sud-africains ou botswanais. Certains, comme la brillante Thenjiwe Nkosi, actuellement en résidence au Frac Pays de la Loire, sont diplômés de Harvard et de la School of Visual Arts de New York. Blessing est pour sa part autodidacte. La peinture, il ne l’a découverte qu’en prison. Après avoir purgé une peine de quatre ans pour d’obscurs motifs liés à son appartenance à un gang, Blessing s’est concentré sur l’art. La chance et le talent, triplé par le travail, l’ont conduit jusqu’à Monna Mokoena, charismatique propriétaire de la galerie Momo qui représente également Mary Sibande, visible à la Biennale de Lyon. Dans son joli espace pavillonnaire de Parktown North, le galeriste, immense et fin, sanglé par un costume sombre sur lequel retombent des dreadlocks parfaitement calibrées, reçoit tout ce que Johannesburg compte de talents prometteurs. La plupart des jeunes peintres, graphistes ou écrivains qui fréquentent sa galerie sont noirs. On ne devrait pas avoir à le dire, mais c’est ici, dans cette banlieue tant fréquentée par la bourgeoisie blanche, revendiqué.
Sans rancune ni rancœur, l’entreprise de Monna Mokoena est de faire en sorte que la vie continue : « Il ne faut pas croire que nos parents ne sortaient pas, ne riaient pas, ne dansaient pas. » Pour le prouver, il tient dans son bureau une photo de son père prise dans les années 1960 ou 1970 : élégamment vêtu, beau comme lui, le sourire à tomber. « Est-ce qu’il ne fait pas juif ? » On lui demande pardon, il rit puis s’explique : « Jewishy, dans les townships, ça veut dire qu’on est classe. » Ainsi de cette Afrique du Sud où l’autre devient soi.
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Le Johannesburg des artistes
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Abonnez-vous dès 1 €Résidence de six artistes sud-africains, jusqu’au 17 novembre. Puis exposition des six artistes, du 16 novembre au 26 janvier 2014. Frac Pays de la Loire à Carquefou. www.fracdespaysdelaloire.com
« Sharp Sharp Joburg », Gaîté Lyrique. Jusqu’au 8 novembre 2013. Paris-3e. www.gaite-lyrique.net
« David Goldblatt », Le Maillon, Strasbourg (67), www.la-chambre.fr
Dineo Seshee Bopape et Mary Sibande, Biennale d’art contemporain de Lyon (69), www.biennaledelyon.com
« Saison sud-africaine en France », france-southafrica.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Le Johannesburg des artistes