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L'actualité vue par

Laurent le Bon, conservateur au Centre Pompidou

« Se laisser porter par un océan dada »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 7 octobre 2005 - 1533 mots

PARIS

Laurent Le Bon, conservateur au Centre Pompidou à Paris, est le commissaire de la grande exposition « Dada » qui réunit près de mille œuvres à Beaubourg cet automne. Il vient aussi d’organiser, les 1er et 2 octobre, l’événement « Versailles off » pour la Nuit blanche. Il est enfin le directeur du projet du Centre Pompidou-Metz qui doit ouvrir en Lorraine en 2008. Laurent Le Bon commente l’actualité.

Vous êtes le commissaire de l’exposition « Dada » au Centre Pompidou, la première en France depuis 1966. Quel parti pris avez-vous adopté pour organiser la présentation de ces mille œuvres issues d’un mouvement par nature anarchique ?
Il faut prendre comme parti pris de départ qu’exposer Dada est une impossibilité. C’est une contradiction, parce que Dada est toujours contradictoire, le fameux « oui = non ». En partant de ce présupposé, nous avons plongé dans Dada. Une cinquantaine de noms essentiels forment la constellation Dada : Kurt Schwitters, Marcel Duchamp, Max Ernst, Johannes Baargeld, Francis Picabia… Ils ont tous entre 18 et 35 ans et, contrairement à ce qui est rabâché dans les petites histoires de l’art un peu rapides, le côté nihiliste est en fait un côté nihiliste dialectique : certes, la table rase, mais pour mieux reconstruire. L’idée de l’exposition est de se laisser porter par un océan dada. Nous montrons simplement ce que les Dada n’appelaient pas « chefs-d’œuvre » ni « œuvres » mais « productions ». Dans le catalogue de la Dada Messe, la grande exposition dada en 1920 que nous évoquons partiellement au milieu de l’exposition, les artistes parlent de « Erzeugnis », qui se traduit par « production » ; et qui correspond bien à l’idée d’une profusion absolue dans tous les médias. Ils travaillaient jour et nuit, ils touchaient à tout, et, ici, le mot et l’image ont autant d’importance. Ainsi, Kurt Schwitters écrit et réalise en même temps ses Merzbild, Tristan Tzara dessine tout en étant bien sûr un immense poète, Francis Picabia est un génie pictural dont nous montrons beaucoup de manuscrits. Pour rendre grâce à ce parti, nous avons voulu mettre tous les médias sur un même niveau en les organisant, ce qui est peut-être une contradiction, même si les Dada sont beaucoup plus rationnels, structurés, cultivés qu’on ne l’a dit. D’où cette idée de montrer l’écrit, la revue au même niveau que le visuel, le plastique, le collage, au moyen de vitrines verticales. Le grand parti de l’exposition, également, est de vouloir montrer Dada sous toutes ses facettes, et pas seulement les six grands lieux que l’on cite souvent, c’est-à-dire Berlin, Hanovre, Cologne – même si Hanovre se résume à Schwitters –, et Paris, New York, Zurich, puisque l’une des grandes spécificités du mouvement dada, c’est la simultanéité Zurich/New York. Certes, le mouvement est baptisé à Zurich en 1916, mais il apparaît aussi à New York, puisque, Duchamp et Picabia le diront par la suite, ils ont fait du Dada sans le savoir. Nous sommes partis de ces six noyaux géographiques, mais en allant plus loin, en montrant des cellules thématiques, la force du hasard chez Dada, l’importance du collage, et les extensions géographiques comme au Japon ou au Chili. Nous montrons aussi des aspects peut-être un peu moins connus, comme la poésie sonore évoquée par des enregistrements diffusés au cœur de l’exposition, les films, avec une sélection d’une dizaine. En montant « Dada », j’ai voulu retrouver un peu de l’esprit de l’âge d’or des grandes expositions du Centre Pompidou, en particulier les quatre « Paris/Paris », « Paris/Berlin », « Paris/New York » et « Paris/Moscou », avec une grande profusion des médias. Le Centre Pompidou est l’une des rares institutions mondiales à pouvoir produire ce type d’événement culturel.

La vision que vous proposez de Dada est très extensive, avec par exemple Schwitters qui ne fera jamais partie du groupe, ou Duchamp que l’on retrouve du début à la fin de l’exposition.
Certes, mais c’est Dada, rien que Dada. Nous avons absolument voulu le couper du surréalisme. L’exposition commence en 1915-1916 et s’arrête en 1923-1924. L’un des grands problèmes de Dada, notamment dans son historiographie, c’est que le surréalisme a projeté une grande ombre sur lui, pour rester poli, et il apparaissait dans le meilleur des cas comme une préhistoire, un prélude du surréalisme. Ici, nous avons voulu montrer Dada seul, mais surtout pas en tant que prélude comme dans les deux expositions du MoMA de New York de 1936 et 1968. Pour la définition de Dada lui-même, Schwitters et Duchamp sont deux cas très intéressants, puisque Dada, c’est justement cette dialectique entre le groupe, le collectif, et l’individu, le créateur. La force de Dada est d’avoir voulu supprimer la frontière entre l’art et la vie. Finalement, ce qui compte, c’est l’acte créateur. Certes, il y a ce groupe, mais aussi des personnages lucides un peu distants comme Duchamp qui traverse l’exposition parce qu’il n’est pas Dada, parce qu’il est Dada. Tout au long de sa vie, il n’arrête pas de dire que c’est un mouvement dont il est très proche, mais dont il n’a jamais fait partie, même s’il a fait la revue New York Dada. Et on finit l’exposition par le Grand Verre, qu’on laisse dans un état d’inachèvement définitif, comme l’exposition elle-même.

Vous êtes un conservateur multicarte, des nains de jardin à « Versailles off ». Vous êtes aussi le coauteur d’un ouvrage sur Courances. La Nymphe de Poirier qui se trouvait dans le parc du château a rejoint le Louvre le 19 septembre grâce au mécénat des AGF. Quel a été votre rôle dans cette acquisition ?
Le monde des jardins est un domaine qui me passionne. J’avais toujours voulu faire un ouvrage qui soit un peu différent des coffee table books sur le jardin de Courances, que je trouve trop méconnu. Courances se trouve à une heure au sud de Paris, pas très loin de Fontainebleau. Ce jardin ouvert au public concentre tout ce qui peut y avoir d’essentiel et de spécifique dans un jardin « français ». Il est le fruit des stratifications de regards depuis sa période de création. L’intervention contemporaine des propriétaires actuels est aussi importante que celle du XVIe siècle, et cette création en continu me plaît beaucoup, exactement comme une œuvre d’art contemporain aujourd’hui ne s’apprécie qu’en appréciant aussi Vermeer. À un moment, j’ai suggéré l’idée de préserver l’œuvre de Poirier qui y était en extérieur. Son histoire était peut-être de rejoindre ses frères et sœurs au sein de l’ensemble concernant Marly dans la cour restaurée du Louvre. On connaît la passion des conservateurs pour réunir les ensembles, et j’ai simplement mis en contact le Louvre et les propriétaires de l’œuvre.

Le Louvre vient de connaître les architectes de son musée de Lens, à savoir l’agence Sanaa. Comme pour le Centre Pompidou-Metz avec Shigeru Ban, il s’agit d’une équipe japonaise. Que vous inspire cette coïncidence ?
C’est assez Dada ! Il y a beaucoup de hasards dans ces deux aventures qui partent d’un principe : nous avons un patrimoine qui, malheureusement, reste pour une bonne part non visible par le public. L’idée est de créer à Metz un lieu autonome et spécifique sur le modèle de la Tate plus que sur celui du Guggenheim, avec son propre statut juridique et sa propre politique. Je ne suis pour l’instant que le directeur du projet. Mais l’idée est de présenter sur au moins les deux tiers des surfaces de Centre Pompidou-Metz les collections du Centre Pompidou dans un accrochage renouvelé. Par ailleurs, il y aura un programme d’expositions temporaires. J’ai en tout cas un scoop : nous sommes un peu plus en avance que nos amis du Louvre, puisque le permis de construire vient d’être signé. On pense inaugurer le bâtiment de Shigeru Ban d’ici à 2008. La première pierre devrait être posée au début de l’année prochaine. Pour avoir vu le projet de Sanaa, nous sommes dans deux architectures japonaises, mais très différentes, très complémentaires.

Metz est situé à proximité du Luxembourg et de l’Allemagne. Le Centre Pompidou-Metz sera-t-il une ambassade pour les artistes français, dans un contexte où l’on reproche souvent aux institutions hexagonales de ne pas assez défendre notre scène nationale ?
J’ai toujours été porté à défendre les artistes qui travaillent en France, quelle que soit leur nationalité, comme pour « Versailles off », que j’ai dédié cette année « à toutes les gloires de la France ». Mais dans cette histoire de Metz, les niveaux local, régional, national, européen seront défendus et, bien sûr, au premier chef, les créateurs vivant dans notre pays.

Quelle exposition vous a marqué dernièrement ?
Je suis un boulimique des expositions, c’est ce qui fait aussi la passion de notre métier. Une de celles qui m’ont le plus marqué cette année n’est peut-être pas la plus belle « scénographiquement » parlant : « Caravage, les dernières années » à la National Gallery de Londres. Elle est l’antithèse de « Dada ». On peut prendre autant de plaisir devant une dizaine d’œuvres que devant mille !

Dada

Jusqu’au 9 janvier, Centre Pompidou, Paris, tél. 01 44 78 12 33, tlj sauf mardi, 11h-21h, jusqu’à 23h le jeudi. Catalogue, 1 024 p., 39,90 euros.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°222 du 7 octobre 2005, avec le titre suivant : Laurent le Bon, conservateur au Centre Pompidou

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