Face à l’envolée de la valeur des œuvres d’art, les musées, collectionneurs et marchands sont de plus en plus tenus à les assurer. Un marché qui impose de nouvelles règles aux assurés à mesure qu’il se structure.
Vu de l’extérieur, le marché de l’assurance des œuvres d’art en France apparaît très concurrentiel, avec l’arrivée de nouveaux acteurs britanniques ou suisses. Le poids lourd de ce marché, Axa-XL, né de la fusion entre Axa et XL Insurance, ne s’estime cependant pas menacé : « Notre principal concurrent, c’est la non-assurance », explique Daphné de Marolles, responsable de la branche Art et bijoux d’Axa-XL. En 2013, dans une étude menée par Axa, le chiffre de 70 % de collectionneurs encore pas ou peu assurés donnait de belles perspectives à ce marché en croissance. Et il fait aujourd’hui saliver les nouveaux venus, à l’image de QBE, assureur londonien qui commercialise son offre « Fine Art » parisienne depuis octobre 2022. « 80 % des risques que nous couvrons viennent non pas de nos concurrents, mais de clients qui n’étaient pas assurés », abonde Mathilde Duthoit Michelet, souscriptrice Art et Valeurs chez QBE.
Il y aurait ainsi un vivier de collectionneurs, clientèle historique des assureurs, à sensibiliser aux risques qui pèsent sur leurs œuvres d’art. Mais Hadrien Brissaud, cofondateur de l’agence de courtage spécialisée Appia Art, n’y voit pas nécessairement un potentiel de développement pour le marché. « De grands collectionneurs n’ont jamais été assurés et estiment qu’ils n’auront pas de problèmes : s’ils ne l’ont pas été pendant cinquante ans, il n’y a pas de raison qu’ils s’y mettent aujourd’hui. Nous essayons plutôt de toucher les jeunes collectionneurs, plus sensibles au risque, avec des premiers contrats dès 400-500 euros par an. » Convaincre des primo-collectionneurs, dont les premières pièces acquises se valorisent autour de 50 000 euros (l’ensemble), mais qui seront peut-être les François Pinault de demain, c’est la stratégie adoptée par certains assureurs, qui doit cependant éviter quelques écueils.
« Les collectionneurs pensent parfois que leur collection est couverte par un contrat habitation classique, alors que les garanties ne sont pas adaptées. Ils ont souvent peur qu’une assurance spécialisée leur coûte cher. Il existe aussi une certaine peur du fisc, une hésitation à déclarer des biens de valeur »,énumère Daphné de Marolles. C’est le risque d’intrusion et de cambriolage qui incite certains à franchir le pas : « C’est souvent par ce risque-là que les gens vont s’assurer, explique Christophe Monange, responsable du marché Fine Art chez Helvetia, alors que ce n’est pas le plus fréquent. Les collectionneurs pensent beaucoup moins à l’incendie par exemple. » Et encore moins au transport, de loin la première cause de sinistre : il représente 70 % d’entre eux pour l’assureur Liberty, et jusqu’à 80 % des sinistres traités par Axa-XL.
Une autre clientèle représente un gisement d’œuvres encore non assurées : les institutions. Certains assureurs concentrent leurs efforts sur les musées, publics et privés, afin d’enrichir leur portefeuille. Ainsi, chez Hiscox France – assureur londonien installé à Paris depuis vingt-cinq ans – ce ne sont pas les 70 % de collectionneurs non assurés qui retiennent l’attention, mais un autre chiffre : « Il y a trente ans, on comptait 25 000 musées dans le monde, aujourd’hui, il y en a plus de 100 000, estime ainsi Julie Hugues, souscriptrice Art et Valeurs chez Hiscox. Les collectionneurs sont des particuliers, c’est de la responsabilité personnelle. Un musée a un devoir de conservation, c’est un professionnel avec une mission. Je trouve que l’expansion du nombre de musées est bien plus tangible qu’une estimation du nombre de collectionneurs non assurés. »
Faire rentrer des musées publics dans son portefeuille de clients n’est toutefois pas une tâche aisée : il faut au préalable que l’institution ait une connaissance fine de ses collections – ce qui n’est pas toujours le cas [lire « La valorisation des œuvres »] – puis passer par des marchés publics. Julie Hugues note que, pour nombre de collectivités, l’assurance multirisque professionnelle est considérée comme suffisante pour assurer les collections patrimoniales : « Dans trois quarts des sinistres, le contrat n’est pas adapté, met-elle en garde. Heureusement, beaucoup de collectivités font la démarche d’assurer leur collection permanente, avec des “risks managers” qui vont se pencher sur le dossier. »
Le nombre en augmentation d’expositions temporaires ouvre également de nouvelles perspectives pour les assureurs. Le suisse Helvetia, présent sur le marché français de l’assurance Fine Art depuis 2016, s’est ainsi positionné sur ce secteur en croissance : « Avec le marché de l’art, l’exposition est le premier secteur où l’on s’est développé, retrace Christophe Monange. En termes de réputation, c’est très intéressant, on peut communiquer dessus. » Avec des valeurs d’œuvres cumulées qui dépassent parfois le milliard d’euros, l’assurance du risque nécessite bien souvent une co-assurance, où les assureurs concurrents collaborent afin de mutualiser leurs capacités sur le plan financier. Et doivent se partager une prime d’assurance pas forcément des plus lucratives : « Plus les montants sont importants, plus les taux sont bas », note Julie Hugues.
Selon les assureurs, la pression à la baisse des primes est accentuée par les marchés publics, qui tirent les prix vers le bas. Aussi le courtier en assurances généraliste Serex préfère-t-il se tourner vers les fondations et institutions privées, une clientèle qui s’obtient, elle, par un bouche-à-oreille favorable plutôt que par les marchés publics. « Le processus de réponse est trop administratif, de ce fait chronophage, et ne permet pas dans une telle compétition de garantir un contrat pérenne au niveau de ses résultats techniques. Pour ces raisons, nous ne souhaitons pas pour le moment y participer », explique Romain Déchelette, président de Serex Assurances. Même constat chez le courtier spécialisé Appia Art : « On ne s’adresse plus aux marchés publics, trustés par quelques gros cabinets qui se sont spécialisés, indique Hadrien Brissaud. Ce sont beaucoup de sinistres, beaucoup de travail pour des primes à la baisse. L’effet “appel d’offres” a tiré le marché dans certaines de ses limites et tout ça finit par ne plus être rentable. Il nous arrive même de voir des appels d’offres revenir sur le marché car personne n’y a répondu ! » Directrice de la production au Musée national Picasso-Paris, Sophie Daynes-Diallo nuance le reproche d’une course à l’offre la moins-disante dans ces appels d’offres : « L’assurance est un domaine de gestion de risque, on ne va pas s’amuser à sélectionner automatiquement le moins cher. Nous ne regardons pas seulement le prix, mais aussi la qualité du service, le suivi quotidien, la gestion en cas de sinistre. » Les marchés publics offrent l’avantage d’une temporalité longue, promettant aux assureurs un revenu sur trois ou quatre ans.
Troisième tiers de la clientèle des assureurs, les professionnels de l’art sont également un marché qui tend à croître, et attire les nouveaux venus. « Dans la partie galerie, on sent depuis deux ou trois ans une montée en gamme, l’arrivée de nouveaux acteurs, des maisons qui s’installent et des galeries qui s’agrandissent », observe Christophe Monange, chez Helvetia. D’autres assureurs plus installés font le choix de délaisser la partie marché de l’art, notamment les maisons de ventes, où les mouvements d’œuvres, et donc les risques de sinistres, sont démultipliés. Niche dans la niche, les autres professionnels disposant d’un stock d’œuvres (artistes, conservateurs-restaurateurs, encadreurs…) forment également un secteur dynamique, sur lequel certains assureurs se positionnent. C’est le cas de Generali, préposé au segment très spécialisé de la caisserie d’œuvres d’art.
Malgré l’arrivée de nouveaux acteurs et ces quelques perspectives d’évolution, le marché de l’assurance Fine Art en France demeure stable, avec un chiffre d’affaires en stagnation, voire en baisse. La hausse de la cote des œuvres (en art contemporain notamment) – et le dynamisme du marché de l’art – a toutefois entraîné celle de la valeur totale des œuvres assurées par ce marché. Dans ce secteur aux chiffres confidentiels, on estime aujourd’hui que ce sont pour 60 à 70 milliards d’euros en valeur d’œuvres d’art qui sont assurés, pour 40 à 50 millions de primes d’assurance annuelles. Certains veulent voir dans la multiplication des acteurs implantés à Paris une conséquence du Brexit, et un futur radieux pour les assureurs français : « Avec la sortie de l’Union européenne du Royaume-Uni, la place de Paris prend des parts de marché au système du Lloyd’s. Demain, s’il y a un litige à gérer, ce sera plus compliqué de le faire depuis l’Angleterre », relève ainsi le souscripteur d’Helvetia France. Romain Déchelette, lui, continue d’orienter ses clients fortunés vers des assureurs londoniens : « Serex Assurances travaille beaucoup avec le marché de Londres, en direct… L’approche anglo-saxonne est beaucoup plus pragmatique que celle que nous pouvons trouver sur le marché français, garantissant une excellente couverture d’assurance à un tarif raisonnable qui permet néanmoins d’assurer la bonne tenue des résultats techniques. »
La garantie d’État, un dispositif exceptionnel
« La garantie d’État est exceptionnelle à tout titre : parce qu’elle est excellente en termes de couverture, et parce qu’elle est rare », résume Sophie Daynes-Diallo, directrice de la production au Musée national Picasso. Non applicable à des prêts entre institutions nationales (des accords de non-assurance peuvent, dans ce cas-là, être mis en place), cette assurance publique est plutôt destinée couvrir les prêts internationaux et entre les secteurs public et privé. « Le ministère de la Culture peut décider, compte tenu de bonnes conditions d’accueil des œuvres dans certaines institutions, de les dispenser du recours à une assurance privée », précise Sophie Daynes-Diallo.Après une demande formulée très en amont et la démonstration de la future économie réalisée, le dispositif permet ainsi aux musées nationaux de faire baisser le coût de production de leurs expositions. Selon la directrice de la production, « la garantie d’État ne nous exonère pas [de la souscription] d’un “premier risque”, qui va couvrir les prêts du plus gros prêteur de l’exposition, la partie la plus homogène et significative du risque ».Saisie dans le cas d’événements à forte valeur, soit quelques expositions par an seulement, la garantie d’État permet néanmoins la tenue de manifestations exceptionnelles. « C’est ultra ciblé, et pour être honnête, beaucoup d’expositions ne l’obtiennent pas, reconnaît Sophie Daynes-Diallo. Il faut prouver à l’État que l’économie réalisée est significative : si elle est marginale, il ne prendra pas le risque. »Aussi rare soit-il, le mécanisme reste aussi satisfaisant qu’une assurance privée, ce qui n’est pas le cas des garanties d’État dans d’autres pays. Au Royaume-Uni, par exemple, il existe une garantie très couvrante et quasiment gratuite, mais pour un montant plafonné annuellement, là où la spécificité française consiste en l’absence totale de plafond.
Héloïse Décarre et Sindbad Hammache
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L’assurance des œuvres d’art : état des lieux
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°619 du 20 octobre 2023, avec le titre suivant : L’assurance des œuvres d’art : état des lieux