Le 5 décembre, la France devait compter un nouveau musée, créé ex nihilo. Confinement oblige, l’inauguration est reportée. Qu’à cela ne tienne, le futur Musée d’art moderne – Collections nationales Martine et Léon Cligman ouvrira bientôt ses portes à Fontevraud, dévoilant des œuvres admirées jusqu’ici par une poignée de privilégiés.
Ce n’est pas tous les jours que l’on a la chance de voir un nouvel établissement sortir de terre grâce à la générosité d’un mécène. Cela est encore plus rare quand cette démarche s’inscrit dans une saga familiale. Pour tout dire, c’est même inédit en France. L’inauguration du Musée d’art moderne de Fontevraud – Collections nationales Martine et Léon Cligman consacre de fait l’action philanthropique d’une discrète mais prolifique dynastie de collectionneurs. Martine Cligman est en effet la fille de Pierre et Denise Lévy, célèbre couple de bienfaiteurs des musées à qui l’on doit la création du Musée d’art moderne de Troyes grâce à leur donation de 1976.
Considérée comme l’une des plus belles collections d’art moderne en région, celle-ci comprend pas moins de deux mille pièces, dont un important fonds de peinture fauve : Dufy, Braque, Friesz et bien sûr Derain, ami intime de Pierre Lévy. C’est notamment lui qui lui transmet la passion pour les arts premiers qui occupent une place importante dans ce fonds. Au sein du palais épiscopal de Troyes, restauré pour cette réaffectation, tableaux et sculptures modernes dialoguent ainsi avec les masques africains et la magie du site patrimonial.
Leur fille, Martine, fera le même pari en choisissant de présenter sa collection patiemment constituée avec son époux dans un site lui aussi chargé d’histoire : l’abbaye royale de Fontevraud. Car cette saga familiale et artistique est riche en échos et en parallélismes. Deux générations, deux collections, mais un même aboutissement : créer un musée sur un territoire qui leur est cher en investissant un lieu patrimonial. « Les époux Cligman ne sont pas des “primo-collectionneurs” ; leur démarche s’inscrit dans la tradition familiale inaugurée par Pierre et Denise Lévy. Leur collection a véritablement prolongé le geste et le regard des parents de Martine », remarque Dominique Gagneux, directrice du musée. « Il s’agit d’un prolongement à la fois historique, esthétique et philanthropique puisque l’on retrouve un certain parallélisme dans l’histoire de ces deux couples qui collectionnent ensemble et qui fondent un musée et l’offrent à la collectivité », poursuit l’ancienne conservatrice en chef du Musée d’art moderne de la Ville de Paris.
De fait, outre leur sens de la philanthropie, les parents de Martine ont légué à leur fille et leur gendre un certain goût et une sensibilité. « Dans ma jeunesse, nous allions avec mes parents en salles de ventes et dans les galeries ; je pense qu’involontairement nous avons été influencés par leur sensibilité », confie Martine. Avant de préciser, en toute modestie : « Léon et moi n’avons acheté que des œuvres que nous aimions, sans songer à constituer une collection. » Après tout, comment aurait-il pu en être autrement quand on connaît le parcours de Martine qui a baigné dès son plus jeune âge dans l’art ? « Dans mon enfance, mes parents recevaient régulièrement des artistes à la maison. Il y avait par exemple André Derain, Maurice Marinot, André Dunoyer de Segonzac, Jules Cavaillès ; ce sont notamment ces peintres proches de ma famille qui ont aiguisé ma sensibilité à l’art », se souvient la collectionneuse qui a par ailleurs mené une carrière d’artiste reconnue. « Inconsciemment, les grands artistes que j’ai eu la chance de côtoyer ont certainement joué un rôle dans le choix des œuvres de la collection, dans la mesure où ils ont sans doute formé mon regard. »
Chez les Lévy donc, on aime l’art et on en parle. Les artistes les plus proches ont même leur rond de serviette, à commencer par Maurice Marinot. Peintre, mais surtout verrier très talentueux, il va jouer un rôle décisif dans la colorature artistique de la maison. Pierre Lévy dira d’ailleurs de son mentor : « C’est avec lui que nous avons appris, non seulement à regarder les œuvres d’art, mais aussi à vivre avec elles. » Leur rencontre en 1937 est un déclic et signe les prémices de la collection. Mais la relation prend une tournure décisive après-guerre quand la famille aide l’artiste dont l’atelier a été détruit et de nombreuses œuvres perdues. Marinot devient presque un membre de la famille et rend visite tous les mardis aux Lévy dans leur maison à Bréviandes, dans l’Aube. S’instaure alors une tradition restée dans la mémoire familiale comme les « Mardinots ». L’artiste, qui possède un œil très sûr et du flair, les accompagne régulièrement à Paris dénicher les pépites dans les ateliers des copains, mais aussi en galeries et salles de ventes. C’est notamment sous sa houlette qu’ont lieu quelques acquisitions inspirées comme un paysage de Cézanne tout en empattements et une partie du fonds Fénéon. Évidemment, Marinot l’artiste est également copieusement représenté dans la collection. Ou plutôt dans les collections puisque les deux générations acquièrent ses œuvres.
Comme Marinot, les artistes présents dans les deux collections sont d’ailleurs légion, notamment l’ami Derain. On décèle dans les deux fonds le même rejet de l’abstraction et de la radicalité et des partis pris similaires : l’entre-deux-guerres et l’École de Paris. Plus révélateur encore de ce regard commun, les Cligman ont non seulement perpétué le goût des Lévy, en continuant à acheter des artistes déjà collectionnés, mais aussi en rachetant les mêmes pièces ! Des sculptures très proches de Degas figurent ainsi dans les deux inventaire, et, plus troublant encore, le même buste de Balzac par Rodin. Ce dernier occupe d’ailleurs une place singulière, car le buste trônait dans la chambre d’enfant de Martine. Adulte, une fois l’œuvre donnée à Troyes, elle rachète un bronze identique. Il s’agit d’une image à laquelle elle est très attachée car, en tant qu’artiste, Martine travaille sur la figure de Balzac depuis des années, sculptant et peignant sans relâche son effigie.
Cette fidélité aux artistes privilégie les mêmes courants et périodes que ceux collectionnés massivement par les Lévy. « Le fil rouge de la collection est sans équivoque celui de la modernité classique. Un goût quasi exclusif pour le figuratif et pour la forme construite et synthétique. Il ne faut pas oublier que Martine est aussi sculptrice et je pense que sa pratique artistique a influencé son goût de collectionneuse. Et inversement », observe Dominique Gagneux. « On retrouve aussi une grande unité dans la colorimétrie avec un tropisme pour les couleurs assourdies. Par exemple, ils n’ont pas collectionné les œuvres les plus “rugissantes” des peintres fauves, mais des pièces moins radicales. Il y a vraiment une étonnante unité d’ensemble dans la collection, dans la forme, la couleur. Ainsi, tous les objets participent à cette ambiance globale, même si leurs choix se sont certainement faits de manière inconsciente. ».
Autre tendance forte de ce fonds : sa dimension humaine, comme un touchant témoignage de l’humanisme d’après-guerre. Les Cligman ont tous deux connu les affres de la Seconde Guerre mondiale ; Martine ayant dû fuir en zone libre et Léon s’engageant à 21 ans seulement dans la Résistance. Après-guerre, alors que certains artistes et amateurs se sont réfugiés dans l’abstraction, d’autres comme les Cligman ont, au contraire, fait le choix de l’humanisme, de se concentrer sur l’homme et la figure. Leur collection est ainsi littéralement habitée d’une multitude de visages, de regards et de portraits. Cette dimension de collection à échelle humaine se lit aussi en filigrane dans les choix qui les ont guidés, les faisant sortir des sentiers battus pour se souvenir des « illustres inconnus ». Les Cligman peuvent ainsi acheter aussi bien des vedettes de l’art moderne comme Degas, Lautrec, Soutine, que des artistes moins cotés comme Marquet ou La Patellière, voire quasi méconnus comme Georges Kars. Ils possèdent d’ailleurs un impressionnant corpus de ce peintre, peut-être le plus riche au monde. « Nous n’avons pas d’œuvre fétiche, car nous les considérons toutes au même niveau », révèlent les collectionneurs. « Nous n’avons d’ailleurs jamais revendu d’œuvre. » À l’image de Pierre Lévy, qui disait acheter « à contre-courant », les Cligman ont fait leur cette éthique de collectionneur en achetant exclusivement au gré de leur goût sans se soucier des modes, privilégiant l’intemporel et rejetant la dimension spéculative du marché. Bien que l’argent n’ait pas été un problème, Léon ayant mené une florissante carrière dans le textile, ils ont refusé d’acheter des œuvres qu’ils estimaient trop chères. D’ailleurs, le capitaine d’industrie aime à répéter que « l’argent n’a rien à faire avec l’art ». Ils cultivent en revanche des amitiés, suivant assidûment certains artistes et entretenant des affinités esthétiques avec des collectionneurs. Une relation qui trahit l’amour des artistes et des créateurs et la recherche d’un regard commun. On déniche ainsi des masques funéraires égyptiens provenant de chez Jean Cocteau, mais aussi des objets ayant appartenu à des couturiers, notamment Dior et Lanvin, secteur dans lequel Léon Cligman a fait carrière.
Véritable aventure de couple, cette collection est donc le fruit de plus de soixante années de complicité et d’échanges. Elle a en effet débuté dès leurs noces en 1954. « Juste après notre mariage, alors que nous n’avions pas encore de meubles, nous passions des heures à admirer ensemble la toile Toulouse-Lautrec, de dos de Toulouse-Lautrec – notre premier achat –, assis sur le canapé que la mère de Martine nous avait offert », raconte Léon. « Dès cette époque, nous avons toujours fait le choix des œuvres de la collection à deux. Il fallait que nos regards convergent vers la même œuvre pour que nous soyons certains de l’acquérir. » Au cours de ces longues années, leur position n’a pas changé : toujours acheter ensemble, uniquement si l’œuvre s’insère dans la collection et si elle fait l’unanimité. Pourtant, malgré leur goût commun, chacun a sa propre sensibilité, son rapport à l’art. Si Martine a grandi au milieu d’un véritable musée, il n’y avait en revanche pas de tradition de collection chez les Cligman et Léon s’est en quelque sorte découvert cette passion en épousant Martine.
Pour synthétiser, on pourrait dire que Martine a été formée par le contact intime avec les œuvres dès sa plus tendre enfance et a développé une approche plus sensible. Logique pour une artiste, un œil. Lui, en revanche, a un regard plus livresque, plus intellectuel. Deux approches qui se complètent à la perfection quand on contemple les plus de neuf cents œuvres acquises au cours des soixante dernières années et qui, jusqu’à récemment, composaient leur environnement quotidien. Autant de coups de foudre débusqués lors de leurs voyages à travers le monde, mais aussi dans les galeries et les ventes publiques parisiennes. « Au début, il ne s’agissait que d’orner nos murs », se remémore Martine. « Ensuite, la “fièvre” s’est emparée de nous et puis la place a manqué ; c’est à partir de ce moment-là que l’on peut parler de “collection”. Mais toutes nos acquisitions furent des coups de cœur, et notre collection est une histoire d’amour. »
Un futur musée de confron-tations
Comment évoquer l’univers mental et intime de collectionneurs dans un musée flambant neuf lové dans un monument historique ? C’est le pari du Musée d’art moderne de Fontevraud – Collections nationales Martine et Léon Cligman, sis dans la Fannerie de l’abbaye royale de Fontevraud. Le parcours tissé à partir des 900 œuvres, données à l’État et à la région Pays de la Loire, confronte peintures, sculptures et dessins des XIXe et XXe siècles avec des objets extra-européens afin de mettre en évidence les fils conducteurs de la collection, la cohérence d’un goût et la fidélité à un parti pris figuratif et humaniste. Le parcours ponctué de célèbres signatures (Lautrec, Degas, Derain, Van Dongen, Soutine) met aussi en lumière des artistes moins connus ou peu exposés ailleurs tels Pougny, Waroquier, Kars ou encore Buffet. Ode à une vision subjective de la modernité, cet accrochage met en lumière les affinités esthétiques entre des artistes et des foyers éclectiques, dont le dialogue produit une unité formelle et chromatique.
Isabelle Manca
Musée d’art moderne de Fontevraud – Collections nationales Martine et Léon Cligman, abbaye royale de Fontevraud, Fontevraud-l’Abbaye (49). www.fontevraud.fr
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La collection Cligman, une saga familiale
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°739 du 1 décembre 2020, avec le titre suivant : La collection Cligman, une saga familiale