Spécial Covid-19 - Musée

Faux départ pour l’Albertina Modern

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 5 avril 2020 - 942 mots

VIENNE / AUTRICHE

Il faudra attendre quelques mois pour découvrir ce satellite du musée viennois consacré à l’art contemporain. Le « JDA » a pu cependant le visiter.

Façade de l'Albertina Modern à Vienne en Autriche © Photo Rupert Steiner
Façade de l'Albertina Modern à Vienne en Autriche
© Photo Rupert Steiner

Vienne. L’Albertina Modern aurait dû ouvrir ses portes jeudi 12 mars. Mais dans l’ancienne Künstlerhaus (Maison des artistes) de la capitale autrichienne, seule une poignée de journalistes et quelques ouvriers, absorbés par des travaux de finition, traversaient les salles flambant neuves de l’exposition inaugurale. Directeur de l’Albertina Museum depuis 1999, Klaus Albrecht Schröder avoue être désarçonné par le caractère inédit de la situation. En Autriche, l’épidémie de Covid-19 a déjà entraîné la fermeture de tous les grands musées du pays, alors qu’en France la même décision n’est prise que deux jours plus tard. Derrière l’assurance naturelle de sa carrure, l’urgence du moment se lit sur son visage lorsque son téléphone se met à vibrer. « Le ministère de la santé, s’interrompt-il, je reviens tout de suite ! »

Devant la rapidité des événements, le directeur de l’Albertina ne prend aucun risque. « On nous a demandé si l’on pouvait maintenir une distance minimale entre les visiteurs. J’ai répondu que nous ne pouvions pas », explique-t-il, dévoilant les coulisses de cette décision de dernière minute. Même prudence lorsqu’il s’agit d’annoncer une date pour le report de l’inauguration : « Je ne veux pas fixer une date de report pour avoir à la reporter par la suite. » Seul horizon, le 3 avril : le musée demeurera fermé au minimum jusqu’à cette date, mais il le restera sans doute pour une période bien plus longue. Klaus Schröder le sait et il ne cache pas sa déception.

Car l’événement devait être le point d’orgue de vingt années de travail. Après les trois ans de chantier nécessaires à la restauration du bâtiment néo-classique, situé à dix minutes des galeries de l’Albertina Museum, l’ouverture de cet Albertina Modern est l’aboutissement d’une démarche scientifique et muséale conduite depuis 1999. Un « pictorial turn » pris à l’aube des années 2000, qui reflète les évolutions dans l’histoire de l’art : toutes les images sont dignes d’intérêt, indépendamment de leur fortune critique, de leur période de création, ou de leur support. À l’Albertina, le dessin ne sera plus vu comme un sous-produit de la peinture, et les œuvres d’art moderne issues de la collection Batliner cohabiteront avec les gravures d’Albrecht Dürer.

Un musée de collectionneurs

Pour tenir cette ligne, il faut pouvoir enrichir les collections. Une gageure, pour cette institution très pauvre en art du XXe siècle, et de plus en plus contrainte par ses budgets, à l’instar de l’ensemble des institutions culturelles publiques européennes. « Au lieu de collectionner les œuvres, nous nous sommes mis en tête de collectionner les collectionneurs », explique Klaus Schröder. Une stratégie payante qui permet au musée de combler ses lacunes à moindre coût. En 2007, le musée viennois enrichit son accrochage permanent de la collection réunie par Rita et Herbert Batliner sans débourser un euro. Mark Rothko, Pablo Picasso et Claude Monet font leur entrée dans cette galerie fondée en 1801, et à qui l’image de cabinet d’estampes collait encore à la peau.

L’extension du musée est devenue inévitable, avec ce premier dépôt, puis celui de la collection de Karlheinz Essl, magnat du bâtiment. Maria Lassning, Cindy Sherman, Alex Katz ou Georg Baselitz sont les noms phares de cette collection qui aurait pu disparaître. Subissant les affres de la récession, l’industriel envisage de s’en séparer pour sauver son entreprise en 2014. Un autre millionnaire, Hans Peter Haselsteiner, vient à son secours, reprenant 60 % de la collection, qu’il prête à l’Albertina pour 27 ans. Généreux, il finance également les 57 millions d’euros nécessaires à la rénovation du nouveau musée. En 2018, Karlheinz Essl fait don à son tour des quelque 1 300 œuvres encore en sa possession à l’institution.

Le fond contemporain du musée viennois s’étend encore en 2019 avec l’acquisition de la collection post-années 1980 de Rafael Jablonka. Et, Klaus Schröder aime le rappeler, il s’est aussi enrichi au fil des années de dons d’artistes appréciant le tournant pris par le musée bicentenaire. « Georg Baselitz m’invitait dans son atelier et me disait “Vas-y, choisis en cinq”, Anselm Kiefer pareil, “choisis-en quatre, cinq” », fanfaronne le directeur, comme pour exorciser le souvenir doux-amer que laissera cette inauguration manquée.

D’exorcisme, il est également question dans la première exposition de l’Albertina Modern. « The Beggining » puise dans cette collection de désormais 60 000 œuvres et bénéficie de quelques prêts pour évoquer l’art autrichien de 1945 à 1980.

Le parcours mi-chronologique, mi-stylistique (pop art, abstraction, actionnisme viennois restant cantonnés chacun dans leurs salles) évoque le rapport compliqué qu’entretient l’Autriche avec son histoire durant la Seconde Guerre mondiale. Le discours historique de ce premier accrochage précise quelque peu la place de l’Albertina Modern dans l’écosystème des musées viennois. Car, avec ce nouvel arrivant, l’offre viennoise devient riche, voire pléthorique : le Mumok et le Belvedere 21 y remplissent déjà amplement le créneau de l’art contemporain.

Ces deux institutions s’agaçaient en 2008 de l’ouverture des collections de l’Albertina au XXe siècle et craignent désormais que l’Albertina Modern ne leur fasse encore plus de l’ombre. D’autant qu’à l’Albertina Museum, les salles consacrées à l’art contemporain demeureront, malgré l’ouverture du satellite. « C’est important de montrer Michel Ange, Dürer, Monet sous le même toit que l’art contemporain », justifie Klaus Schröder. Pour lui, l’offre est claire et les rôles bien répartis : « Nous ne sommes pas des faiseurs de tendance. Ce n’est pas notre expertise. Quand vous allez à Beaubourg, puis au Palais de Tokyo, impossible de confondre n’est-ce-pas ? » L’Albertina Modern assumera le récit historique de l’art contemporain, le temps long, l’archéologie de la création du XXe siècle. Avec une telle ambition, qu’est-ce que quelques mois de retard à l’ouverture ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°542 du 27 mars 2020, avec le titre suivant : Faux départ pour l’Albertina Modern

Tous les articles dans Patrimoine

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque