Les tribulations administratives d’un facteur d’orgue en Normandie illustrent des dysfonctionnements qui peuvent être gravement pénalisants pour les métiers d’art. Alors que l’on attend de ces professions une contribution importante au développement de l’emploi culturel et une implication patrimoniale pour conserver les savoir-faire, certaines logiques administratives ou patrimoniales peuvent paralyser les plus dynamiques. Exemple.
CAEN - L’église Saint-Pierre de Caen attend depuis la guerre un nouvel orgue pour remplacer celui détruit par les bombardements. En juin 1990, à l’issue d’un appel d’offres restreint, un marché était signé entre la Ville et Jean-François Dupont, facteur d’orgues, pour la réalisation de l’instrument et du buffet. Le cahier des clauses techniques, tenant compte des contraintes architecturales et acoustiques, avec l’accord des services de l’Architecture et des Monuments historiques (M.H.), fixait l’emplacement de l’instrument ; il nécessitait un encombrement réduit de l’ensemble qui, en particulier, ne devait pas déborder de plus de 1 m à 1,30 m environ sur la nef de l’église. Ce cahier précisait : "Le facteur d’orgues est maître des volumes et des surfaces à créer pour loger son instrument ; il pourra aussi faire une proposition pour la construction de son buffet, qui est souhaité dans un style contemporain". Plus loin, le texte précise que le style contemporain n’exclut pas l’ordonnancement traditionnel (...), la note moderne peut être apportée par des lignes et un décor peint, sculpté, ou par l’apport de matériaux de décor – tôle, verre, céramique ou autres… – avec le concours ou non d’un décorateur. Une solution pastiche est à écarter. Le facteur d’orgues peut sous-traiter la partie buffet.
Le maître d’œuvre se réserve le droit de faire appel aux services d’un décorateur si nécessaire. L’avis de l’architecte en chef et de l’inspecteur des Monuments historiques sera à solliciter. Des esquisses en format réduit devront êre produites à la remise de l’offre. L’ensemble devait être réalisé en 30 mois, c’est-à-dire achevé fin 1993.
Course d’obstacles
En janvier 1997, plus de deux ans après le terme prévu, le chantier n’est pas terminé et, sur un marché de 2,7 millions de francs (non compris les travaux supplémentaires et révisions de prix), le facteur n’a reçu que 1,8 million.
Que s’est-il passé ? Le propos de la lancinante chronologie qu’on lira ci-dessous n’est pas d’arbitrer entre deux logiques. De part et d’autre, il y a sans doute de bonnes raisons. Mais, à l’évidence, la complexité des relations administratives, la superposition des échelons, la dispersion des compétences et une certaine inertie d’ensemble transforment un projet en course d’obstacles coûteuse pour la collectivité comme pour l’artisan, et dangereuse pour celui-ci. Cette complexité s’ajoute au caractère régalien – ou à l’inconséquence – de certaines attitudes ou décisions (dans la circonstance, celles de l’architecte des M.H. semblent avoir lourdement pesé) pour pousser l’artisan à devenir un gestionnaire de pré-contentieux administratif plutôt qu’un homme de l’art.
Le parcours du combattant
D’emblée, le projet a buté sur la réalisation du buffet. Comme le permettait le contrat, la conception plastique du buffet avait été confiée à un sculpteur.
Jusqu’en juin 1994, l’échec du projet du sculpteur et des discussions sur le projet musical suspendent la réalisation .
Avril 1994, le maître d’œuvre accepte la modification musicale du projet sous réserve d’acceptation de la Direction du patrimoine. Juin 1994, un ordre de démarrage des travaux est donné sous condition de l’accord des Monuments historiques.
Mars 1995, une première maquette du buffet est présentée à l’architecte des M.H., qui demande des modifications. Juin 1995, deux autres maquettes sont présentées sur site. Après discussion sur les contraintes d’emprise de l’ensemble, l’implantation de l’orgue et le projet musical sont acceptés par le maître d’œuvre et l’architecte des M.H.
Début octobre, le maître d’œuvre revient sur l’accord donné en juin et, fin octobre, la direction des Monuments historiques en fait autant. Devant l’urgence – le personnel du facteur d’orgue se trouvant menacé de chômage du fait des retards –, une réunion se tient au ministère de la Culture le 24 novembre 1995. La structure de l’instrument et son emprise plus importante sur la nef sont acceptées, à charge pour le facteur d’arrêter les détails avec l’architecte des M.H. L’esthétique générale du buffet, conçue par un architecte, n’est pas remise en cause.
Mi-décembre, l’architecte des M.H. propose une nouvelle esquisse du buffet qui se traduirait par une saillie sur la nef plus importante que celle acceptée le 24 novembre, puis, en janvier, avise le facteur qu’il souhaite une révision plus large du projet.
Mi-janvier 1996, l’architecte des M.H. remet en cause ce qui avait été accepté au ministère en novembre 1995, puis, début février, écrit au directeur du Patrimoine pour rejeter le projet du buffet et propose une autre formule, incompatible avec les travaux déjà réalisés et réglés ; le surcoût de sa proposition est évalué en avril 1996 à 760 000 francs, et un dossier est transmis à ce sujet à la Drac.
Juin 1996, le facteur informe la Drac que l’instrument est terminé en atelier. Début juillet 1996, la Drac demande des précisions sur la conformité du buffet. Le 5 juillet, un dossier complet lui est transmis. Le 3 septembre, la Drac informe le facteur que la Direction du patrimoine pourrait accepter le projet sous réserves de quelques modifications et de la participation d’un coloriste professionnel. Le dossier, comportant les propositions d’un coloriste, est transmis le 18 septembre 1996, avec l’avis favorable de la Ville.
Le 6 décembre 1996, la Drac demande qu’un "document graphique présentant le parti choisi pour la mise en couleurs du buffet et son intégration à l’église soit établi et soumis à l’avis de l’Inspection générale des Monuments historiques". Le 18 décembre, les plans d’exécution du buffet sont déposés chez l’architecte des M.H. L’affaire en est là.
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Fausses notes autour d’un orgue
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°33 du 1 février 1997, avec le titre suivant : Fausses notes autour d’un orgue