Des Sables d’Olonne au Centre Pompidou, le conservateur Didier Ottinger s’est tracé un parcours démarqué du droit-fil et du prêt-à-porter. Parcours d’un provocateur sérieux.
Ne vous fiez pas à son quant-à-soi. Malgré sa réserve sévère, Didier Ottinger est un gourmand. Chez ce conservateur du Centre Pompidou, la sapiens est sapide et l’humour, froid. « Il est très sérieux et, en même temps, a la faculté de s’accorder du plaisir dans ce qu’il fait », observe le critique d’art Jean-Yves Jouannais. Iconodule parmi les iconoclastes, l’homme se démarque. « Il est provocateur sans être polémiste. C’est un subtil », confirme l’ancien directeur du Musée national d’art moderne, Germain Viatte. Un subtil qui préfère aux figures consacrées les créateurs singuliers. Défendre Philip Guston et Jean Hélion ou réhabiliter Charles Lapicque profite toutefois peu à une carrière. Sans doute Didier Ottinger est-il plus individualiste qu’homme de réseau.
Né dans une famille modeste, cet électron libre passe son adolescence à La Courneuve (Seine-Saint-Denis). Matheux, il bifurque vers les lettres modernes, avant de se retrouver par hasard en histoire de l’art. Sa maîtrise portera sur le peintre orientaliste Étienne Dinet. Après un stage à Saint-Étienne (Loire), où il tombe dans la marmite contemporaine, il lance à Paris la revue Noise sous l’égide de la galerie Maeght. Une activité qui lui permet de rencontrer Gilbert & George, Giuseppe Penone, Markus Lupertz, Jörg Immendorff et Robert Combas. Il passe le tout premier concours de l’École du patrimoine, avant d’effectuer un stage au Musée des beaux-arts de Nantes.
« Ce musée va sentir la térébenthine ! » C’est par ce mot d’ordre plein de défi à une gazette locale que Didier Ottinger prend ses marques en 1988 au Musée des Sables d’Olonne (Vendée). Il fait un peu trop vite table rase de ses prédécesseurs, remisant aussi bien Supports-Surfaces que Jean-Luc Vilmouth. En revanche, il monte une exposition remarquée sur Georges Bataille et une autre sur les dessins de Philip Guston. Déjà des liens se tissent outre-Atlantique. « C’est la détermination de Didier qui nous a poussés à lui prêter des œuvres pour l’exposition Guston aux Sables, un musée que nous ne connaissions pas », rappelle la galeriste new-yorkaise Renee McKee. Ses accrochages trop serrés ne seront toutefois pas du goût de tout le monde.
De l’histoire de l’art active
Les Sables furent souvent une rampe de lancement pour leurs directeurs. Didier Ottinger ne déroge pas à la règle en rejoignant le Musée national d’art moderne (MNAM) sous l’impulsion de Germain Viatte. Rastignac aux Sables, il fait davantage profil bas au Centre Pompidou. Au point d’en maîtriser aujourd’hui tous les codes, les raccourcis et les déviations. « Il n’est pas sur le même mode de fonctionnement que les autres conservateurs. Tout glisse sur lui, note un familier. Il n’a pas peur de son ombre, n’a de comptes à rendre à personne. Il n’a pas la responsabilité d’un service, ne cherche pas à gagner un pouvoir administratif. Didier sait que le vrai pouvoir, c’est celui artistique. » L’écriture lui évite d’être broyé par la machine. « Il est très organisé, arrive très tôt à son bureau pour avoir deux heures devant lui avant l’arrivée des autres, indique Didier Semin, enseignant à l’École nationale supérieure des beaux-arts (Ensba). Il fait ce qu’il voulait faire dans la vie : de l’histoire de l’art active en organisant des expositions. » Le provocateur tapi en lui désarçonnera ses collègues avec la suite insolente des « Péchés capitaux » organisée en 1996-1997, en illustrant par exemple l’avarice avec des monochromes !
Didier Ottinger aime les pavés dans la mare. Aussi n’est-ce pas anodin s’il a baptisé sa revue « Noise », ou écrit un texte sur la peinture avec un grand « pet » (1). « Il va toujours au-delà de la doxa professionnelle pour faire surgir l’élément qui va déstabiliser l’ensemble », s’amuse Henry-Claude Cousseau, directeur de l’Ensba. Aux Sables d’Olonne, il avait jeté le trouble en 1995 en proposant une exposition sur la « Chair promise ». Pour le vernissage, il avait chargé le boucher local d’organiser un grand barbecue, le catalogue prenant quant à lui la forme d’une tranche de steak enfermé dans une barquette alimentaire. D’après Didier Semin, l’ancien directeur du Musée Picasso, Jean Clair, serait son modèle. « Ottinger envie son indépendance radicale, observe-t-il. Il a l’esprit de contradiction, mais pas au même niveau que Jean Clair. Il ne fera pas quelque chose uniquement pour se faire détester. Mais il tient de lui la posture solitaire, le côté international qu’il développe grâce à des expositions [organisées] au Canada. »
« L’art abstrait, un moment d’aberration »
Cet esprit l’a naturellement conduit sur les sentiers du surréalisme. Mieux, aux marges de ce mouvement, car rien ne l’attire autant que les artistes décalés. « Il aime une forme d’impureté, des artistes qui se trompent, tâtonnent, se renient. Il aime quelque part les bras cassés, les laborieux, les vraies personnalités d’artiste, qui ne sont pas dans la séduction ou la stratégie », précise le collectionneur Stéphane Corréard. Et d’ajouter : « Fondamentalement, il n’est pas intéressé par l’art abstrait. Il pense que c’est un moment d’aberration, d’égarement. Ce qu’il aime au fond, c’est qu’Hélion ou Guston aient tourné le dos à l’abstraction. » D’après l’artiste Philippe Mayaux, « Didier aime les créateurs en mouvement, ceux qui évoluent. Quand un artiste stagne, ça ne l’intéresse plus ». Si Didier Ottinger ne renie pas ses premiers choix, comme Marc Desgrandchamps, il s’est éloigné d’autres foucades tel Vincent Corpet.
Depuis plusieurs années, Didier Ottinger a basculé dans le moderne. « À un certain moment, on perd sa crédibilité, son acuité, et il est temps de développer une réflexion plus historique, admet l’intéressé. Peu de gens le font, car ce serait accepter de ne plus être de son temps. Ce serait perçu comme une renonciation. J’ai voulu montrer que les notions qu’on attache traditionnellement à l’art contemporain pouvaient être appliquées au champ historique. L’histoire de l’art est à réinventer. » Sur ce plan, l’exposition sur le futurisme, qu’il concocte pour 2008 au Centre Pompidou, lui donne un grand os à ronger. L’occasion de bousculer les idées reçues en réévaluant ce mouvement minoré par l’historiographie française.
La prochaine édition de la Triennale de l’art français au Grand Palais, qu’il prépare avec Jean-Louis Froment, Marie-Claude Beaud et Jean-Yves Jouannais, lui permet en même temps de renouer avec l’art actuel, un terrain sur lequel il manque de visibilité. « Nous sommes d’accord sur l’essentiel, ce ne sera pas l’affirmation du degré zéro du commissariat, glisse-t-il, ironique. Nous sommes aussi attachés à la forme plastique de la manifestation, à ce qu’elle apparaisse comme un objet spécifique, à ce qu’elle réponde à son implantation dans un lieu difficile. »
Discret et impertinent
S’il n’aime ni les courants dominants, ni les impérialismes artistiques, il refuse tout autant l’anti-américanisme primaire. Avant de prendre la direction des Sables, il avait fait, comme d’autres font leur Grand Tour en Italie, un grand voyage en Amérique du Nord . Son séjour d’un an au Museum of Modern Art (MoMA) à New York en 2006-2007 lui a permis de vérifier certaines de ses intuitions. « Contrairement à ce qu’on pense, l’argent n’est pas nécessairement corrupteur ni dégradant intellectuellement, affirme-t-il. La première révolution culturelle serait de nous décrisper face au financement privé, en développant une culture de retours d’ascenseur avec nos donateurs, en les traitant avec plus d’attention. Une autre leçon tirée du MoMA, c’est sa volonté d’écoute à l’égard de la communauté artistique, les dîners annuels qu’il organise pour les artistes vivants comptant dans sa collection. » Son regard de Persan sur le fonctionnement américain a aussi profité aux conservateurs du musée new-yorkais. « Il a transposé des concepts français sur l’histoire de notre collection, qui recoupe celle du formalisme américain, souligne Joachim Pissarro, conservateur au MoMA. Il nous a permis une relecture des fonds surréalistes en mettant par exemple l’accent sur André Masson, ignoré ici. Tout cela avec humilité. » Son voyage fut bien amorti pour le MNAM puisque le musée a obtenu la donation d’un tableau de Guston, et convaincu également David Hockney d’offrir une œuvre.
À son retour, Didier Ottinger a aussi été missionné pour réfléchir sur l’antenne du Centre Pompidou à Shanghaï. Un projet qu’il défend autant que celui d’Abou Dhabi. « Les polémiques autour d’Abou Dhabi sont un combat d’arrière-garde, affirme-t-il. Quels musées n’ont pas envoyé de collections au Japon contre monnaie sonnante et trébuchante ? C’est seulement aujourd’hui qu’on se réveille et qu’on crie au scandale. » Que vise aujourd’hui cet homme discret mais impertinent ? « Il était parti à New York avec l’espoir de sortir de Beaubourg par le haut », confie un familier. N’ayant postulé pour aucun des musées vacants en province, Didier Ottinger semble rêver la suite de sa carrière à un échelon international plus que régional.
(1) « Le Stropiat de René Magritte ou la peinture avec un grand pet », in Cahiers du MNAM no 71, avril 2000.
1957 Naissance à Nancy.
1988 Direction du Musée des Sables d’Olonne (Vendée).
1996-1997 Exposition « Les péchés capitaux » au Centre Pompidou (Paris).
2006 Séjour au MoMA (New York).
2008 Exposition sur le futurisme au Centre Pompidou.
2009 Triennale de l’art contemporain en France, Grand Palais (Paris).
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Didier Ottinger
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°257 du 13 avril 2007, avec le titre suivant : Didier Ottinger