A partir du 8 février, sur une idée de Marilys de la Morandière, la Ville de Boulogne-Billancourt expose les travaux de verre d’une soixantaine de designers français. Plus qu’une simple exposition sur les formes, il s’agit d’une réflexion sur les liens entre le monde du design et les indutriels tels que Baccarat, Cristal Saint-Louis, Saint-Gobain Desjonquères ou les Verreries Pochet et du Courval.
L’un des messages du designer italien Ettore Sottsass est de nous montrer que nous appréhendons toujours avec nos sens les objets que nous fabriquons et qui peuplent le monde. Ainsi, dans le film S’attabler, conçu par Françoise Darmon, il donne en exemple le petit gobelet de carton ou de plastique qui nous sert à boire notre café au bord de l’autoroute et que nous jetons d’un geste machinal sans avoir réellement ressenti ce que nous avons avalé, le but de l’opération étant de faire vite et non de se faire plaisir. En revanche, autour d’une table, que l’on boive dans un simple verre ballon ou dans une fragile flûte en cristal, on refait un geste rituel séculaire, tout en prêtant attention à manier précautionneusement ces objets et en ayant parfaitement conscience de ce que l’on est en train de boire. On déguste alors sa boisson et l’on satisfait la vue, l’odorat et les papilles. Naturellement, ce rituel du boire a toujours été lié au verre et à l’art de la mise en scène de la table. Voilà pourquoi le lien entre contenu et contenant a toujours été au cœur des préoccupations des fabricants de verre. D’ailleurs le sens du mot verre en français est double et, comme le mot glass en anglais, il renvoie le matériau à l’objet même.
Une étrange légende phénicienne
Le verre est l’une des matières les plus anciennes (environ 4000 ans) et les plus mystérieuses qui soient. Né progressivement et à tâtons au Moyen-Orient (Mésopotamie, Syrie), il est le fils de la pâte de verre dont les Egyptiens faisaient des perles et des fioles. La légende veut que ce soit les Phéniciens qui aient trouvé, par hasard, en faisant un feu sur une plage de sable fin, le moyen de fabriquer du verre. Ils transportaient du natron sur leur bateau et, faisant leur feu à l’abri de ces blocs de soude, ils découvrirent que mêlé au sable et sous l’effet de la grande chaleur, ce mélange de silice et de natron se coagulait en une matière translucide. La technique qui en résulta et les diverses opérations chimiques qui furent nécessaires pour mettre au point un verre limpide, transparent et transformable (matière et forme devinrent immédiatement indissociables), fut des plus complexes. Ce mariage entre deux contraires, le solide et le liquide, rendu possible grâce à l’élément mythologique que représente le feu, nimba, dès ses origines, le verre d’une aura magique. Cette alchimie obligatoire échauffa toujours les imaginations. Sa perfection, ajoutée au miracle de sa fabrication, lui conféra le statut de « merveille ». Après la Rome antique, qui semble avoir déjà beaucoup inventé de « l’art du verre », l’île de Murano lui fait faire un nouveau bond dans la prouesse technique et la sophistication jusqu’à pouvoir imiter, non plus les pierres précieuses comme autrefois, mais l’opacité ou la blancheur de la porcelaine la plus laiteuse, inventer les transparences aux reflets irisés les plus insensés, mettre au point les reflets des miroirs les plus pervers, solidifier la légèreté la plus enivrante.
Verres de Murano et de Bohème
La versatilité de ce matériau fait qu’il s’invente lui-même en permanence, se métamorphosant, offrant mille possibilités de nouvelles créations, de nouveaux usages. Ainsi, après Murano, c’est au tour de la Bohème d’innover. Au verre vénitien souple et aérien, étiré et soufflé, succède le verre bohémien beaucoup plus lourd mais admirablement taillé et gravé. Puis, c’est au tour de l’Angleterre de prendre le relais avec son verre moins limpide mais tellement plus brillant grâce à son ajout de plomb qu’on le nomme cristal. La France, qui déjà sous Colbert avait réussi à extorquer des secrets aux Italiens notamment pour ses miroirs (il fallait bien réaliser la galerie des Glaces au château de Versailles !), s’enthousiasme pour le cristal anglais dès la fin du XVIIIe siècle, créant en Lorraine la manufacture de Saint Louis et celle de Baccarat. Mais celles-ci ne prendront leur véritable ampleur qu’au XIXe siècle, le siècle de l’industrialisation. Naissent alors Daum à Nancy, la cristallerie de Haute Bretagne, la cristallerie de Portieux, les Verreries Brosse, celle de Meisenthal, celle d’Arques dans le Nord. L’essor et la mécanisation des cristalleries françaises bat alors son plein et, rien qu’en 1900, on produit en France 250 millions de bouteilles soufflées à la bouche, comme l’écrit Pierre Piganiol pour l’exposition « Verriers français contemporains » montée en 1982 au Musée des Arts décoratifs de Paris. D’artisanal, le verre est devenu peu à peu semi-industriel pour être aujourd’hui l’un des plus beaux produits industriels qui existe, tout en conservant bien vivants le savoir-faire et la fabrication de toutes ses étapes intermédiaires. Cette coexistence de la production de verrerie d’art, pièces uniques ou de petites séries faites à la main ou semi-industriellement, avec une verrerie de production mécanique de série faisant appel à l’industrie lourde est assez traditionnelle en France, surtout depuis que Paris est la capitale culturelle du parfum et qu’il n’existe pas de parfum sans flacon ! Mais le flaconnage n’est pas la seule activité nécessitant absolument l’industrie de la verrerie. Les cafetiers en tout genre (autre tradition très française) s’approvisionnent aussi en verres, bocks, chopes, ballons, pichets, carafons qui sont aussi utiles au bistrotier pour servir sa clientèle qu’aux marques de boissons pour faire leur publicité. Presque toujours anonymes, ces objets en verre (ou en céramique) ont toujours suivi la mode de leur temps, devenant emblématiques de leur époque et d’une classe sociale au point de continuer à avoir les faveurs des consommateurs nostalgiques qui chinent encore aux Puces à la recherche du verre à absinthe, des « fillettes » de vin ou des carafes Pernod.
Du créateur aux industriels
L’objet en verre est toujours né de divers besoins qu’ils soient prosaïques ou luxueux, s’adaptant à diverses fonctions et usages, s’appuyant sur des traditions historiques, climatiques, culturelles et épousant divers rituels sociaux. Comme les parfumeurs, les cafetiers, les marchands de vin ou de champagne ont certainement permis le développement et la pérennité d’industries telles que Saint- Gobain Desjonquères, les Verreries Pochet et du Courval ou encore Arc International.
Aujourd’hui, ouvriers, chefs de fabrication, directeurs de création, directeurs d’entreprise, concepteurs internes à la maison ne suffisent souvent plus. Le créateur, en l’occurrence le designer extérieur, est de plus en plus appelé à collaborer et à communiquer, soit pour accentuer un style maison soit pour inventer une nouvelle gamme ou rajeunir une image. Créateurs et chercheurs marchent la main dans la main. Ainsi, ces dernières années, on a vu fleurir sur les guéridons des terrasses de café une nouvelle génération de verres et de carafes dessinés par des designers réputés, réalisés par l’industrie française. Perrier, souhaitant changer son verre, a fait appel, par l’intermédiaire de l’agence Kreo, au designer Martin Székely qui a travaillé en 1996 avec Arc International. Le succès fut tel que les consommateurs le « barbotèrent » sans états d’âme pour l’avoir chez eux, la plupart du temps ne sachant pas du tout qu’il était signé. Pourquoi ? Simplement car ce verre a ce « quelque chose de plus » donné par un créateur qui, tout en respectant le cahier des charges, les contraintes des cafetiers concernant le rangement, le nettoyage, la solidité, la malléabilité, l’équilibre de l’objet mais aussi les desiderata de la marque, a su offrir un verre harmonieux et désirable. Devant cette réussite et à la demande pressante des clients, Perrier a pu commercialiser ces verres à travers la société Artcodif et l’on peut désormais les acheter dans un musée, à la boutique des Arts décoratifs, par exemple. La petite bouteille ronde Orangina, dont la surface granuleuse rappelle le zeste d’une orange, est devenue une véritable icône au même titre que la bouteille Perrier. Pour celle-ci, l’agence Creative Agent Consultants a demandé à Matali Crasset, la nouvelle star des jeunes designers ayant travaillé avec Philippe Starck, de repenser un verre qui tiendrait compte de la célèbre injonction « Secouez-moi », véritable support de l’imaginaire de la marque. Matali Crasset a donc créé un verre très pratique, empilable (celui de Perrier ne l’est pas), au diamètre pas trop large, type gobelet, avec un bord comme un anneau sur lequel est écrit le logo en bleu, avec un zeste en spirale gravé en relief. Lorsque le verre est rempli de sa boisson gazeuse, le logo Orangina se déroule en bandeau. Il évoque la fraîcheur en devenant bleu et orange, couleurs du ciel et du fruit. Voilà la french touch signée Matali Crasset qui aime toujours surprendre par de tous petits détails. Elle a également travaillé pour Arc International et a parfaitement su rendre plus drôle le verre, moins élégant et haut de gamme que celui de Perrier. D’ailleurs, elle qui a dessiné en un plastique raffiné (imitant certaines qualités du verre...) tant d’objets pour la maison, notamment pour la marque allemande Authentic, semble avoir pris goût à travailler ce matériau si complexe et se lance dans un projet pour une gamme de verres en cristal chez Cristal Saint-Louis. Ce qui prouve bien que les designers sont éclectiques et s’intéressent à tous les matériaux, du moment qu’ils coïncident avec la nécessité profonde de l’objet. Le grand Ettore Sottsass a conçu aussi bien des verres « classiques » en grande série pour Alessi que travaillé régulièrement avec de grands maîtres verriers de Murano pour faire des vases prodigieux, uniques et... très chers.
Dans tous les pays existent cet attrait et cette ambivalence des créateurs vers le verre : faire du verre commun, quotidien, industriel, à des prix raisonnables... mais pouvoir imaginer aussi des formes inimaginables, nécessitant un savoir-faire époustouflant, fait main, avec parfois les bonnes surprises du hasard, et atteignant souvent des prix exorbitants car ces objets-là sont des visions poétiques sans prix que seul le travail du verre et du cristal peut concrétiser. Elisabeth Garouste et Mattia Bonetti naviguent eux aussi entre le verre ordinaire (qu’il ne faut en aucun cas dévaloriser car c’est un travail à la précision exemplaire et un objet familier) et le cristal luxueux. Ainsi Ricard leur a demandé de dessiner une carafe qui soit moins populaire et évoque la pause ensoleillée. Ils accentuèrent donc rondeur, soleil et translucidité pour que le jaune soit bien jaune.
Avec les désopilants Radi Designers
Ricard, en veine de changement d’image, fit aussi faire un pichet par l’Australien Marc Newson qui vivait alors à Paris, des verres par Olivier Gagnère, puis, plus récemment, d’autres verres par les désopilants Radi Designers, qui se montrèrent là très sérieux. Cette marque a aussi un projet encore secret avec les très doués frères Bouroulec. S’ils n’ont pas encore été attirés par les fours incandescents de la lagune vénitienne comme l’a été Olivier Gagnère (qui par ailleurs atteint un réel succès avec sa collection Cosmos de Cristal Saint-Louis), Garouste et Bonetti ont beaucoup travaillé pour le luxe français : flûtes pour Daum (qui a également commandé des coupes et des vases très réussis à Christophe Pillet), luminaires pour Baguès, verres à whisky pour Chivas Regal chez les Verreries Brosse et de très nombreux flacons de parfum, tous plus sensuels les uns que les autres, pour Nina Ricci chez Saint-Gobain Desjonquères. Pour ce qui est du luxe made in France, dommage que les marques de Champagne ne fassent pas plus souvent appel aux créateurs français alors que les possibilités semblent infinies : « La démonstration scientifique a été que les verres à champagne ne devaient pas être parfaits. Les bulles ne se forment en effet que dans de minuscules anfractuosités du verre. En somme, un verre trop poli n’est pas un verre honnête », écrit joliment le sociologue Claude Fischler dans son livre L’Homnivore (éd. Odile Jacob).
Les industries prestigieuses et les manufactures ne sont pas les seules à pouvoir faire rêver grâce à ce matériau à l’alliage si complexe et changeant, à la technique si diversifiée et hybride, à la qualité de réinvention infinie. Il existe aussi de petites entreprises qui prennent passionnément le risque d’en produire à petite échelle. Il faut encourager les ateliers personnels comme Création Mathias où Mathias crée des bougeoirs en miroir, le travail ludique des Tsé-Tsé pour la verrerie Laloux ou Mantha, ou de Ghislène Jolivet pour la Verrerie le Quai, entre autres exemples. Trop de designers français vont encore se faire éditer en Finlande, en Allemagne ou en Italie. Pas toujours pour des raisons techniques (car les infrastructures du verre sont très performantes en France), mais parce qu’ailleurs l’esprit est souvent plus curieux, plus aventureux, plus à l’écoute et, surtout, moins conservateur. Ceci explique pourquoi tant de petites entreprises italiennes font travailler de grands noms français : les miroirs de Starck ou les meubles de Christophe Pillet chez Faim, les verres de Roger Tallon chez Arnolfo di Cambio près de Sienne ou du flaconnage chez Bornioli. Heureusement, les temps sont en train de changer et des créateurs comme Catherine Le Sage, directrice de création chez Cristal Saint-Louis, fait un énorme travail pour intégrer dans cette maison séculaire une vraie démarche de design, des outils modernes aussi bien techniques que de communication, enfin un esprit ouvert et dynamique. Oui, le verre est polymorphe, polyvalent et la jeune génération de designers français aussi.
- BOULOGNE-BILLANCOURT, Espace Landowski, 8 février-29 avril.
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De verre et de cristal Les designers face aux industriels
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°523 du 1 février 2001, avec le titre suivant : De verre et de cristal Les designers face aux industriels