De la Villa Arson, à Nice, au Mamco, à Genève, Christian Bernard a su imposer sa conception originale du lieu d’exposition. Parcours d’un homme intransigeant.
Le directeur du Mamco (Musée d’art moderne et contemporain) à Genève, Christian Bernard, est un homme droit dans ses bottes. Au point qu’il peut sembler dictatorial, voire psychorigide. « Il n’est pas dans la représentation, ce qui peut choquer ou surprendre », défend l’artiste Philippe Ramette. Le courtier Marc Blondeau observe qu’il « a des convictions telles, qu’elles soient acceptées ou non ; il sait qu’il a raison. Il est ferme dans ses concept ». Frontal et courtois à la fois, Christian Bernard semble partagé entre deux tensions, militante et studieuse. « Sa manière de combattre l’angoisse, c’est l’activité compulsive, méticuleuse, maniaque », indique son ami Didier Semin, enseignant à l’École nationale supérieure des beaux-arts (Ensba) à Paris. Amateur d’engueulades intellectuelles, ce pataphysicien se nourrit d’alluvions multiples, entre une sympathie littéraire pour un XIXe siècle décadent, et un terreau surréaliste. Certains relèvent même une ressemblance physique avec André Breton ! Christian Bernard se révèle pourtant moins tacticien que l’auteur de L’Amour fou. Mais, sans chercher à investir des lieux stratégiques, il a su rendre incontournables les institutions qu’il a dirigées.
Actions chocs
Issu d’une petite bourgeoisie d’ascendance ouvrière et paysanne d’Alsace, Christian Bernard suit le parcours de l’adolescent type, rédigeant des poèmes à l’âge de 14 ans, écrivant un essai sur l’art à 18, avant de s’orienter vers la philosophie. Après la création de l’association Art Aujourd’hui à Strasbourg, organisant expositions et conférences, il lance un improbable « Front politique de lutte idéologique ». Bien que pauvre en combattants, ce front s’exprime dans des actions chocs comme la libération d’adolescentes enfermées dans une maison de redressement en banlieue strasbourgeoise ! D’après ses proches, Christian Bernard a gardé de son passé gauchiste une aversion pour la bourgeoisie. Quant à la ville de Strasbourg, il nourrit toujours à son égard un sentiment ambivalent.
En 1982, il plonge dans les « Trente Glorieuses » de la culture en décrochant un poste de conseiller artistique en région Rhône-Alpes. Ironiquement, il quitte une ville conservatrice, Strasbourg, pour une autre, claquemurée, Lyon ! Sur un terrain déjà bien préparé par Jean-Michel Foray, il lance le FRAC (Fond régional d’art contemporain) Rhône-Alpes en trois mois, achetant vite avec des moyens plutôt importants. Ses orientations épousent celles de l’époque, du grand retour de la peinture à la sculpture
anglaise en passant par la photo plasticienne.
En posant ses bagages en 1985 à la Villa Arson à Nice, il opte pour un biotope beaucoup plus ardu. L’institution flotte et la commune, dirigée par Jacques Médecin, sent le soufre. « Quand je suis arrivé à Nice, on voyait des affiches pour la radio de Jacques Médecin avec le slogan « Pour ceux qui n’ont pas le marxisme entre les oreilles », rappelle-t-il. J’ai instantanément compris que je vivrai dans un camp retranché. » À la sourde hostilité locale, s’ajoute la résistance centrale. Financée alors exclusivement par l’État mais située loin du pouvoir central, la Villa Arson était mal aimée par l’administration. « Il y avait un soutien moral forcé, ça a toujours été un peu ambigu, jusqu’à des reproches sur le contenu de la programmation par des tutelles médiocres », rappelle son bras droit d’alors, Christian Besson.
La révolution que Christian Bernard draine dans son sillage perturbe l’arrière-garde des enseignants. Tendu sans être agressif, le mode de relation avec les étudiants déroute, mais se révèle productif. Sous sa férule, l’école et le centre d’art acquièrent une notoriété internationale. « Il avait une exigence qui pouvait être douloureuse pour certains étudiants, remémore Philippe Ramette. Ses questions pouvaient désarçonner dans le bon sens du terme. Il appelait vers le haut. » L’artiste Pascal Pinaud ne contredit pas : « Il demandait souvent “qu’as-tu fait aujourd’hui pour l’art ?” Certains n’ont pas supporté ce traitement de choc qui faisait pourtant avancer. » Sans copiner avec ses ouailles, Christian Bernard leur rend souvent service, permettant ainsi à Ramette de bénéficier d’un atelier à la Villa, bien après sa scolarité. Grâce à sa série d’expositions estivales « Sous le soleil », les élèves pouvaient aussi côtoyer les artistes invités en devenant leurs assistants. Bien qu’il respecte autant les étudiants que les artistes confirmés, Christian Bernard ne confond pas les périmètres. La galerie aménagée dans l’école pour les élèves ne servait pas d’écluse avec le centre d’art mitoyen.
Abstraction et humour
Après Strasbourg, Lyon et Nice, Christian Bernard boucle son grand chelem de la complexité avec
Genève. Une ville en apparence calviniste, mais à majorité catholique, bien-pensante et affairiste, mais aussi riche en squats. Quelques notables locaux rêvent d’un musée d’art contemporain, avec un certain courage car aucun d’eux n’est versé dans l’art actuel. Ce sera chose faite avec l’ouverture du Mamco en 1994. Pendant longtemps, les fondateurs seront les seuls financiers du musée, offrant les six premières années près de 3 millions de francs suisses (1 888 420 euros). Beaucoup pour une initiative privée, mais peu pour un musée. Pauvre mais ambitieux, le Mamco repose sur les dépôts de collectionneurs et l’appui d’artistes comme Claudio Parmiggiani ou Martin Kippenberger. « Les artistes se sentent bien avec l’accueil généreux, respectueux de Christian, souligne le collectionneur Pierre Darier, président de la Fondation du Mamco. Ils se réjouissent de donner une œuvre, ce qui n’est jamais une condition, dans le genre “je te gratte le dos, tu me grattes le mien”. »
Alors que toutes les grandes institutions planchent aujourd’hui sur une présentation plus dynamique de leur collection permanente, le Mamco se distingue dès le début par la porosité inédite entre l’exposition temporaire et la collection. « La collection a toujours été pensée comme une part de l’exposition et renouvelée presque autant que le temporaire, explique Christian Bernard. C’est à cette condition que les œuvres passent d’une fraîcheur à une autre, ont envie de parler, car elles ont d’autres partenaires. »
Partagée entre l’abstraction et l’humour, l’épine dorsale de Christian Bernard reste difficile à nommer. L’historien de l’art Éric de Chassey relève chez lui « une gravité sans le versant métaphysique. C’est une espèce de désenchantement qui ne se transforme jamais en nihilisme ». Plus qu’une écurie, on lui connaît des fidélités. À tel point qu’un artiste comme Noël Dolla l’a déjà désigné comme son exécuteur testamentaire ! Ses attachements ne sont toutefois ni exclusifs ni encombrants. « Christian a des manies et des fétiches, mais ça ne le rend pas rigide, relève l’artiste John M. Armleder. Il est sélectif, débusque vite ce qui lui semble inintéressant, sans être pour autant buté. Là où l’on pense qu’il ne montrerait que ses amis et leurs épigones, il fait l’inverse. » Marc Blondeau remarque qu’il garde aussi son indépendance face aux lobbies, notamment du marché. « Il s’inscrit dans une actualité sans être à la mode », résume Didier Semin.
Dictionnaire encyclopédique
Bien que le Mamco se veuille « un musée de proximité », certains Genevois lui reprochent son manque de pédagogie et d’expositions grand public. « Ce que les gens entendent par pédagogie, c’est passer le bac en six mois, grimace Éric de Chassey. La pédagogie de Christian ne laisse pas penser que tout est accessible à toute allure. Elle montre au contraire que les choses se passent dans la durée, requièrent des efforts. » Le faible budget du musée abonde d’ailleurs vers les choix pointus, mais argumentés, de son directeur. D’autres interprètent cet élitisme comme de la morgue. « Christian est une locomotive nécessaire dans un lieu où les choses pourraient vite devenir molles, défend Pierre Darier. Mais s’il arrondissait parfois les angles, on serait preneur ! »
Reste aujourd’hui à garantir la pérennité du site. Un pas amorcé avec la mutation du lieu en Fondation de droit public et l’intervention de la municipalité à hauteur d’un million de francs suisses (629 473 euros) par an. Peut-être faudra-t-il aussi assouplir l’aspect monocéphale de cette direction pour assurer une continuité au cas où Christian Bernard serait appelé vers d’autres missions. Un départ ne semble toutefois pas d’actualité. L’intéressé plongerait plutôt volontiers dans la lecture et l’écriture. Sa bibliothèque occupe d’ailleurs une place aussi importante dans sa vie que son musée. Un livre risque bientôt de s’y nicher : le Dictionnaire encyclopédique du Mamco, qu’il compte publier d’ici deux ans.
1950 Naissance à Strasbourg.
1982 Conseiller pour les arts plastiques auprès de la direction régionale des Affaires culturelles (DRAC) Rhône-Alpes.
1985 Directeur de la Villa Arson à Nice.
1994 Ouverture du Mamco à Genève.
1997 Rétrospective Martin Kippenberger.
2006 Exposition « John M. Armleder, Amor vacui, horror vacui », du 18 octobre au 21 janvier 2007.
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Christian Bernard, directeur du MAMCO à Genève
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°244 du 6 octobre 2006, avec le titre suivant : Christian Bernard