PARIS
Ancienne maison close située rue Blondel à Paris, Aux Belles Poules possède des décors inscrits au titre des monuments historiques. Sans être un « chef-d’œuvre immortel », ce lieu aujourd’hui privé reste un bijou rare de la période Art déco.
Depuis l’extérieur, rien n’indique que l’immeuble fut, il y a un siècle exactement, une maison close. Rien, sauf un indice notoire pour les connaisseurs : un numéro de rue (le 32) étonnamment surdimensionné, donc visible de loin, histoire « d’appâter le client ». L’autre signe qui ne trompe pas est sa localisation dans ce qui reste, actuellement encore, l’une des artères « chaudes » de la capitale : la rue Blondel, dans le 2e arrondissement. Baptisée Aux Belles Poules, cette ancienne maison close est aujourd’hui la dernière du genre à Paris. Le 5 décembre 1996, la commission régionale du patrimoine d’Île-de-France a d’ailleurs inscrit à l’inventaire supplémentaire des bâtiments historiques « le décor intérieur de la grande salle du rez-de-chaussée et du vestibule, de l’escalier intérieur, de la façade et de la toiture sur rue ». Dans le jargon patrimonial, on appelle cela un « unicum », autrement dit « une chose unique dont on ne peut trouver d’autres exemples ». Un lieu qui ne doit la « vie sauve » qu’à une redécouverte tardive de ses trésors décoratifs longtemps restés invisibles.
Tout commence en 2011. Caroline Senot, alors âgée de 29 ans, est à la recherche de nouveaux bureaux pour l’entreprise informatique paternelle. Ces locaux au rez-de-chaussée du 32, rue Blondel conviennent parfaitement. N’était-ce un intrigant appendice du contrat d’acquisition. « Lorsque nous avons signé l’acte d’achat, une annexe banale faisait mention de l’existence de fresques alors cachées qui recouvriraient l’ensemble de la salle principale, stipulant que nous ne pourrions pas nous retourner contre le vendeur à ce sujet, explique-t-elle. À l’époque, cela ne nous avait pas préoccupés plus que cela. » L’ancien propriétaire, un grossiste, y avait aménagé un show-room en habillant l’espace de coffrages en bois tout en hauteur. Seules certaines surfaces comme le sol de l’entrée ou la paroi d’un couloir laissaient apparaître d’étonnantes mosaïques.
En 2014, lorsque le père prend sa retraite, la fille se saisit de l’occasion pour changer de métier avec, toujours en mémoire, l’énigmatique annexe de l’acte d’achat. « Nous avons commencé par retirer quelques planches et nous avons découvert des merveilles, raconte Caroline Senot. C’était comme ouvrir un cadeau de Noël. » Elle « effeuille » l’ensemble du local panneau après panneau et achève de mettre à nu son histoire originelle. Lesdits panneaux en bois dissimulent, en réalité, une flopée de décors qui n’ont rien d’équivoque, à fortiori dans la grande salle qui fut jadis le… salon de présentation des prostituées, en l’occurrence de splendides miroirs et céramiques ornées de fresques érotiques datant des Années folles.
Le sort en est jeté : la jeune entrepreneuse va restaurer ce lieu pour le moins « chargé » pour en faire un bar et un espace de réception, n’oubliant pas au passage que, derrière cette imagerie affriolante, sourdent la vulnérabilité de femmes et leur sordide exploitation. « En aucun cas, il ne s’est agi, ici, de faire l’apologie de la prostitution, mais, au contraire, de conserver ce lieu pour y raconter la “petite” histoire de Paris, aussi peu glorieuse soit-elle », souligne Caroline Senot, qui commence par mener l’enquête. « Le secteur Strasbourg-Saint-Denis est proche des gares de l’Est et du Nord. C’était un quartier de prostitution intense, des rabatteurs s’activant jusque sur les quais, indique-t-elle. Cette maison close est active depuis 1920. Cinq ans plus tard, la “patronne” a annexé l’hôtel voisin, au n° 34, et fait passer le nombre de chambres de dix à vingt. » Un document officiel daté de 1936 que la jeune femme a retrouvé comptabilise « trente-et-une filles qui “travaillent” de 15 h à 4 h du matin, au rythme de deux passes par jour et trois le dimanche ».
Vient le moment de la restauration. Le programme est clair : dévier les tuyaux inélégants implantés au fil du temps, recréer le plafond à caissons et miroirs encastrés fortement endommagé et, surtout, reboucher les quelque cent quatre-vingts trous de fixation des panneaux en bois, dont certains ont criblé les fresques. Ce travail « chirurgical », Caroline Senot le confie à deux restauratrices expertes ès céramique peinte, les sœurs Mathilde et Éloïse De Blas. Le résultat est bluffant. « Contrairement à d’autres maisons closes très réputées comme Le Chabanais, le One Two Two ou Le Sphinx, aujourd’hui disparues, Aux Belles Poules est un bijou de l’Art déco quasiment intact », souligne la nouvelle « tenancière ». « Il ne s’agit certes pas d’un chef-d’œuvre immortel, mais sa facture est ample, vigoureuse, très moderne dans des couleurs vives traitées en aplats », avait, à l’époque, estimé François Macé de Lépinay, conservateur général du patrimoine, pour justifier l’inscription à l’inventaire supplémentaire. « Tout cela est loin d’être négligeable et, à mon avis, montre une forme d’humour », avait-il ajouté. À preuve : « Sur cette grande frise érotique, il y a une majorité de femmes, dont les corps pulpeux sont mis en valeur. Le seul pénis visible est celui d’un Centaure, mais son auteur n’a pas été très généreux avec ses dimensions, s’amuse Caroline Sennot. Sans doute ne fallait-il pas donner de complexes à la clientèle… » Ni, aujourd’hui, aux amateurs de patrimoine insolite.
« Brasseries de femmes » et autres maisons « de rendez-vous », « de tolérance », voire « d’abattage », sont les symboles d’une histoire peu reluisante de la Ville Lumière : celle de ses hauts lieux de prostitution qui lui forgèrent une réputation pour le moins sulfureuse. Au début du XXe siècle, Paris en compte près de deux cents. C’est aussi à cette époque qu’Albert Kahn (1860-1940), banquier mécène et humaniste, imagine une singulière aventure documentaire intitulée Les Archives de la planète. Objectif : réaliser un inventaire visuel universel de ce monde en pleine mutation. Entre 1909 et 1931, il envoie dans cinquante pays une douzaine d’opérateurs photographiques et cinématographiques. À Paris, en 1920 – coïncidence des temps, c’est aussi la date d’ouverture de Aux Belles Poules –, l’un d’eux, Frédéric Gadmer, immortalisera les façades borgnes de plus de soixante-dix « lieux du commerce de la chair ». Ce reportage inédit fait partie de cette somme que sont Les >Archives : 72 000 autochromes, 4 000 plaques stéréoscopiques et 180 km de pellicule cinéma, soit une centaine d’heures. Ce fonds est resté relativement confidentiel, d’où l’aubaine que représente la sélection ici exhibée.
« Paris 1910-1937, promenades dans les collections Albert Kahn »,
jusqu’au 11 janvier 2021, à la Cité de l’architecture et du patrimoine, 1, place du Trocadéro, Paris-16e. Commissariat : Jean-Marc Hofman, Magali Mélandri et David-Sean Thomas. www.citedelarchitecture.fr
Dans le couloir qui mène aux toilettes, s’affiche une mosaïque coquine et bariolée : celle d’une jeune femme à la flamboyante chevelure rousse tenant à la main un éventail et dont un pan de robe, tombé, lui découvre un sein. Jadis, avant sa restructuration, ledit couloir faisait partie de l’entrée « officielle ». La nuance de la chevelure de l’inconnue fait songer à « la couleur des feux de l’enfer et de la luxure », tel que le suggère cet édit signé par saint Louis, en 1254, lequel obligeait les prostituées à se teindre les cheveux en roux pour qu’on les distingue des « honnêtes femmes »…
Les solsen mosaïque
Au XIXe siècle et au début du suivant, l’intérieur de certaines maisons closes était réputé, en particulier pour l’exotisme de leurs décors : miroirs, tentures, bronzes et autres tapis. Outre ses céramiques érotiques, Aux Belles Poules se distingue aussi par ses étonnants sols en carrelage brisé, réalisés en 1930. Celui de la grande salle arbore notamment une série d’éclairs marrons sur fond crème. Celui des toilettes permet d’admirer une étrange créature, mi-femme, mi-poule. Sans doute la raison de ce motif réside-t-elle dans le patronyme du lieu ?
La grande salle
Constituée de carreaux de céramique dont chaque pièce, peinte à la main, est unique, la décoration murale a été conçue en 1921. À y regarder de près, celle-ci se compose, horizontalement, de trois parties distinctes. En bas, une céramique bleue unie, sur laquelle vient se positionner le mobilier. En haut, les fameuses céramiques érotiques Art déco, collection de femmes nues et lascives ou dansant avec une poignée de satyres. Au milieu, enfin, une série de miroirs ovales moyens ou grands, cernés de motifs floraux de style plutôt Art nouveau. L’absence de signatures fait que, pour l’heure, leurs auteurs demeurent inconnus.
La façade
Construit vers 1870, cet immeuble de cinq étages arbore une façade actuellement en pleine restauration, faite de carreaux de céramique entiers couleur rouge sang, au rez-de-chaussée, et de carreaux brisés blancs et ocre dans les étages. Sur un pan latéral, on peut distinguer le numéro de rue, 32, réalisé en mosaïque verte sur fond gris. Outre ce numéro « agrandi », deux autres éléments distinguaient alors une maison close : la lumière, toujours allumée pour signaler l’entrée, et la grille, qui facilitait le contrôle des clients par la tenancière.
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Aux Belles Poules, un plaisir de maison
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : Aux Belles Poules, un plaisir de maison