Au milieu du XVe siècle, on avait cru qu’une nouvelle technologie venue d’Asie (les caractères mobiles d’imprimerie) aiderait à renforcer les deux pouvoirs dominant de l’époque (l’Église catholique et le Saint Empire romain germanique) et imposerait une langue, le latin, comme le moyen de communication unique de tout l’Occident. En réalité, l’imprimerie conduisit à la disparition au contraire de l’Empire par la montée des nations (dont le royaume de France), à un affaiblissement durable de l’Église par l’apparition de la Réforme, et à la disparition du latin, remplacé par les langues locales, dont le français. En moins d’un demi-siècle, un tout autre rapport à la nation, à l’économie, à l’art et à la culture s’est imposé.
Aujourd’hui, beaucoup commettent la même erreur en prédisant que le développement vertigineux du numérique et de l’intelligence artificielle imposera la domination sur le monde par des Gafa parlant anglais ou par leurs équivalents chinois parlant mandarin. Certains les imaginent même imposant une monnaie mondiale unique, émise par une de ces entreprises (tel le « Libra » de Facebook), une langue mondiale unique, l’anglaise, et une culture unique, point ultime d’une globalisation uniformisante.
En réalité, le plus vraisemblable, à mon sens, est que le contraire aura lieu : d’abord, chaque entité, entreprise, ville ou région, voudra, et veut déjà, disposer des moyens de retenir ses clients et partenaires, et voudra pour cela, contrairement aux prévisions dominantes, émettre sa propre monnaie, ce que les nouvelles technologies lui permettront aisément de faire ; toutes ces monnaies pouvant être automatiquement convertibles entre elles.
Ensuite, chaque groupe humain, aussi réduit soit-il, voudra et pourra créer à très bas coût des radios, des télévisions, et produire des émissions, des films, des clips, des podcasts, des livres dans toutes les langues et dialectes du monde, y compris dans ceux qui sont aujourd’hui en voie d’extinction. Et les logiciels de plus en plus performants de traductions automatiques aideront chacun à s’enfermer dans son monde.
On sortira donc de l’uniformisation, dont on accuse la globalisation ; et chacun s’en réjouira. Mais on pourrait aller plus loin encore et ce sera tragique : la demande de proximité sera de plus en plus réclamée et satisfaite ; chaque région choisira toutes les dimensions de sa propre culture ; chaque groupe humain le plus réduit, chaque individu même, pourra s’isoler du reste des humains. Chacun vivra dans son monde, avec de moins en moins de communication avec les autres. On le voit déjà dans les comportements des plus jeunes, qui s’isolent de plus en plus et dont le seul contact avec le réel et les autres passe par les jeux vidéo.
On n’ira donc non pas vers une globalisation uniformisante, mais au contraire vers une « microbalkanisation » du monde.
Cela ne se passera pas sans d’immenses soubresauts ; les nations se défendront. Contre une menace venue non plus d’en haut, mais d’en bas, de leur propre sein. Ce sera particulièrement tragique pour la France, qui perdra d’abord toute chance de promouvoir la francophonie et qui aura ensuite de plus en plus en plus de difficultés à maintenir son identité fondée sur une langue, une culture, une histoire, un mode de vie, une conception de l’ordre social et de la laïcité, lesquels perdront tout sens dans cette juxtaposition de narcissismes solitaires.
On peut encore l’éviter. À condition de ne pas se tromper d’ennemi et de défendre la nécessaire diversité du monde, sans craindre son illusoire disparition.
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Vers une « microbalkanisation » du monde
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°531 du 18 octobre 2019.