Au début il est une intuition, celle selon laquelle la peinture de Mondrian ne se limite pas aux traits et aux aplats de couleurs matériellement exprimés sur la toile.
Son œuvre semble en effet extrêmement cadrée. Pétrie de contraintes, elle a été façonnée par les principes de réduction des formes, de limitation de la palette aux trois couleurs primaires, emprisonnée derrière une grille de geôlier, aplanie sur un seul et même plan, celui de la toile, et finalement figée par une doctrine hostile : le néoplasticisme. Aussi, courbes et lyrisme ont abandonné les toiles de l’artiste, dès l’année 1921, pour laisser place à l’inlassable déclinaison d’une même structure picturale, ligne noire et aplat de couleurs sur fond blanc.
Pourtant, cette figure emblématique de l’art abstrait n’est autre qu’une sensibilité flamboyante dans un costume tiré à quatre épingles, telle que son œuvre n’a cessé de le suggérer, car toujours guidée par la fugacité de son intuition. Derrière cette doctrine s’exprime, contre toute attente, la volonté d’une libération de la peinture. Plus que quiconque, le peintre a imaginé une gouache qui sortirait de son cadre, là où il n’a jamais pris le risque de la laisser dépasser.
L’infini en ligne de mire
D’abord Mondrian décadre ; en tronquant ses figures géométriques soudain incomplètes, il engage leur prolongement, à travers l’imagination, dans le hors cadre. Par ce procédé, le peintre échappe à la matérialité mais non à la finitude. Il se propose donc d’aller plus loin, en représentant des croisements. Parler de croix est une erreur : une croix est un signe fini, contrairement à un croisement qui a la faculté d’être une forme ouverte. Pour accroître la puissance de ce croisement, le peintre diminue le nombre de lignes courant sur le tableau ; les formes se font, de ce fait, plus rares et moins déterminables. Sur le thème de l’infini, l’un de ses chefs-d’œuvre pourrait être Composition avec deux lignes de 1931, où une unique jonction s’impose, réfutant toute mesure. L’expérience qui suit se propose de rejeter l’angle dans le hors-champ et de ne contenir désormais dans la toile que les lignes, en témoigne Composition dans le carré avec lignes jaunes, qui est l’aboutissement suprême de sa recherche plastique sur l’absolu. Pour affirmer définitivement l’autorité de l’intersection entre verticale et horizontale, Mondrian les a confrontées à des bords obliques, en faisant pivoter sa toile à quarante-cinq degrés. Ces tableaux « losangiques » marquent la défaite de la limite diagonale et son incapacité à servir de frontière infranchissable aux croisements orthogonaux qui la renversent implacablement.
Mondrian reconnaît « qu’une peinture sans cadre marche mieux qu’une peinture encadrée », dès lors il construit lui-même ses cadres à l’aide de fines baguettes de bois blanc. L’artiste prend le parti d’un élément discret que l’œil du spectateur oublie. La transition entre le mur et la toile devient ainsi poreuse, selon une volonté de fondre et de dissoudre cette limite radicale que matérialise l’objet cadre. L’espace pictural n’est plus isolé d’un espace extérieur, il peut au contraire s’y mêler, s’y superposer.
Si la peinture s’échappe de son cadre, alors se pose cette nouvelle question : pour aller où ? À cette question, Mondrian répond « Le Home, la Rue, la Cité », jusqu’à « la vie ». C’est bien jusqu’ici que s’étend la doctrine du peintre, c’est là aussi qu’elle s’achève car la proposition est ambitieuse : Mondrian n’aura pu aller au-delà de son atelier, mais le mérite lui revient d’avoir déjà atteint un « au-delà ». L’artiste aménage, selon ses propres théories, son espace de vie quotidienne. L’atelier est pensé comme une grande toile néoplastique. Le prolongement est là, nettement visible : l’espace pictural a débordé sur la réalité.
Toute la démarche plastique de Mondrian tend, par l’emploi du all over, du « décadrage », de la grille, de la planéité, à se débarrasser de la contrainte de la limitation, sans abandonner le médium de la toile qui lui est si cher. Il a su libérer la peinture en se jouant de ses propres contraintes, échapper à un carcan grâce à la rigueur incroyable d’une doctrine et ainsi convoquer le vertige de l’infini à l’intérieur d’un objet circonscrit. Si l’utopie de l’artiste d’une « peinture dans la vie » s’évanouit dans son statut d’Idéal, le peintre a su néanmoins franchir la frontière originale de la peinture : les limites de son cadre.
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Mondrian sort de son cadre
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Nous publions cette quinzaine le texte d’Adèle Le Garrec, diplômée de master 1 de Lettres, arts et pensée contemporaine à l’université Paris-7 Denis-Diderot, qui a soutenu son mémoire de master « Le cadre dans la peinture de Mondrian, prétexte à la transgression », sous la direction de Céline Flécheux, maître de conférences en esthétique à Paris-7 Denis-Diderot.
Légende Photo :
Piet Mondrian, Composition à quatre lignes jaunes, 1933, huile sur toile, 80,2 x 79,9 cm, Gemeentemuseum, La Haye. © Mondrian/Holtzman Trust c/o HCR International.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°459 du 10 juin 2016, avec le titre suivant : Mondrian sort de son cadre