Quand je pense à ce que Maurice Denis avait dit de moi : « Marret est le meilleur illustrateur de murailles de son temps. »
Il ne croyait pas si bien dire ! S’il me voyait, aujourd’hui, en train d’organiser le camouflage de la section de mitrailleurs que je dirige, je ne suis pas sûr que ça le ferait même sourire. Lui, c’était de la fresque qu’il voulait parler, il disait que j’étais né pour ça. Et me voilà à peindre des bâches, en guise de murailles… Pas certain que ces murs-là soient aussi solides que ceux sur lesquels j’aimais tant peindre, il y a encore quelques mois. C’est quand même bizarre, la vie. L’an dernier, j’étais à Arès, en Gironde, en train de peindre une grande fresque pour la salle à manger de l’Aérium, un établissement de repos au grand air pour des enfants de santé fragile, et là, crac, c’est pour protéger mes gars que je me retrouve à peindre. Et pas de jolis paysages avec scènes de plage et goûters joyeux pour distraire des enfants malades. Non, que des taches marron ou bien vertes, pour protéger des adultes que veulent tuer d’autres adultes, tels des enfants devenus fous. Oh, notez bien que ça me sert tout le temps d’être peintre de fresques : moi, mon truc, c’était l’arabesque, un dessin cursif, sans fignolage, une composition équilibrée par un jeu de taches. C’est ça qui me plaisait avec le travail sur le mur : agir vite, prendre des décisions, être clair. Ici, ça sert tous les jours, parce que celui qui hésite, il est mort. Faut dire qu’on ne nous a guère laissé le temps. Mobilisé le 2 août comme sous-officier d’infanterie, promu chef vite fait. Ici, c’est comme dans l’atelier ou sur le chantier de l’Aérium : tu t’imposes, ou on t’impose. Ça a été tout de suite clair dans ma tête. Pendant des semaines, ils nous ont « entraînés », comme ils disent : des heures et des heures de marche à pied avec un sac bien lourd sur le dos. Alors, dès que j’ai pu devenir chef de peloton, j’y suis allé. Et puis, comme c’est moi qui dirige maintenant, ça me laisse un peu de temps où je peux faire ce que je veux, sans avoir à rendre de comptes. Comme ça, le soir, avec mon canif, je grave sur des morceaux de bois ce que j’ai vu dans la journée, toute cette horreur de la guerre que personne ne peut imaginer s’il ne l’a pas vue : les villes détruites, les paysages désolés, et puis surtout les hommes, ces pauvres hommes au destin tragique. Si j’ai la chance d’en revenir, de revoir Madeleine et mes trois enfants chéris, c’est sûr que mon travail ne sera plus jamais le même. Fini les jolies fresques pour jeunes gens fragiles, c’est la souffrance de l’homme qu’il faut peindre si on veut vraiment que ça soit la der des ders. L’autre jour, le commandant m’a fait une drôle de demande, qui m’a bouleversé. Il s’agissait de donner à un poste d’observation l’aspect d’un arbre mort. Évidemment, je me suis exécuté avec les hommes, et c’est sûr qu’on aurait vraiment dit qu’il s’agissait d’un pauvre frêne tout sec, alors que ça cachait tout leur machin pour regarder ce qui se passe du côté des lignes ennemies. Il paraît que le général veut me féliciter. Mais moi, je m’en fiche de ses félicitations, parce qu’en faisant ça, en fabriquant ce faux arbre mort pour aider nos troupes à viser plus juste, c’est sur mon art, moi le peintre de paysages, que j’ai eu le sentiment de pointer leurs fusils.
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Marret camouflait des bâches
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°670 du 1 juillet 2014, avec le titre suivant : Marret camouflait des bâches