Graphisme : Ruedi Baur

Les rues de Paris : courir sans voir

Le Journal des Arts

Le 1 mai 1994 - 975 mots

Lire ma rue c’est saisir les multiples détails pouvant tout à coup transformer la vision de l’espace : la lumière, le bruit, l’odeur, les usages, les rythmes, les habitudes, l’événement exceptionnel, anodin mais essentiel, qui change tout, révèle tout, nous oblige à sortir de l’indifférence protectrice, du regard inconscient.

Chaque semaine un signe vient transformer légèrement ma rue. Parfois il l’égaie ou la rend mélancolique, d’autres fois il l’agresse, rarement il la charme. Inséré dans ces mobiliers urbains à bords arrondis, perpétuellement nettoyés et réparés comme s’il s’agissait des objets les plus précieux de ma rue, une position stratégique sur les bords des trottoirs lui est conférée. Cinq panneaux entre mon immeuble et la bouche de métro, cinq fois le même signe, la même information, la même image, le même slogan. Une affiche pour prévenir des risques du Sida, juste et intelligente, succède à une autre sur la ville propre ou sur une exposition à l’Hôtel de Ville.

Cinq panneaux municipaux
Cet hiver, en pleine campagne médiatique sur les "SDF" (horrible mot issu des méandres de l’administration française), mes cinq panneaux municipaux m’apprennent les énormes efforts qu’effectue la Ville de Paris en offrant des choses "toutes simples" : un lit, un repas… Quelle charité, quelles bonnes âmes sont-ils, ou plutôt, sommes-nous ! Affiche qui se veut humble, les conseillers en communication semblant vouloir prôner actuellement la stratégie de la modestie et de la voie douce. Mais pourquoi éprouver le besoin de faire état de ces choses si simples, si naturelles, de couvrir ma rue d’affiches ? Le fait de communiquer largement l’acte de cette modeste aide apportée aux plus démunis ne deviendrait-il pas plus important que le geste lui-même, je veux dire électoralement parlant ? Malaise dans le coin de ma rue, malaise dépassant largement l’image de l’affiche pour se répandre dans tout l’espace me séparant de la bouche de métro. Nouvelle perception de ma rue à travers cette impression de honte d’appartenir au corps social acceptant ce message. Pourtant ces affiches sont de bonne qualité visuelle, graphisme discret, même un peu hésitant, correspondant bien à la demande, une illustration de petite taille sur un fond monochrome profond et régulier, rouge sombre et bleu, rien à redire. Ce n’est pas à ce niveau que l’affiche pèche, contrairement à celles pour le marathon de Paris, que ma rue a dû subir ces dernières semaines.

Malaise difficilement décodable
Malaise encore, celui-ci plus difficilement décodable parce que d’ordre purement visuel. Sur le plan du contenu, rien de mal au fait d’appeler le citoyen à participer à ces courses, à suer aux côtés de centaines d’autres, encore faut-il que les moyens de l’appel soient respectables. Quelque chose me dérangeait au regard de cette médiocre prestation graphique, bien au-delà du fait d’étaler dans tout Paris ce visuel de mauvais goût, quelque chose lié à la construction de l’affiche, rappelant affreusement les images de propagande des années trente. Personnage héroïque au premier plan, au regard sévère fixé, soit en contrebas vers le lecteur de l’affiche, soit au contraire vers un horizon lointain, positionné d’une manière asymétrique par rapport au format, sortant du cadre sur la hauteur pour mieux exprimer sa force et sa présence physique, l’homme surhumain ayant remplacé sur Terre le mythe des dieux. D’abord anonyme, il est remplacé dans les années trente par le portrait du héros politique, du dieu-dictateur.

Arrière-plan situant le héros dans son contexte : l’usine, la manifestation de masse ou l’exploitation agricole pour les images de propagande stalinienne ; le monument, le défilé, la famille ou encore le sport quand il s’agissait de vanter les systèmes fascistes d’avant-guerre ; rouge-orange pour les premiers, couleurs nationales pour les seconds, et couleurs nationales également dans notre cas. L’affiche de ma rue représente le coureur héroïque sortant seul à droite de l’affiche, avec à l’arrière-plan l’Arc de triomphe, la typographie centrée dans l’espace restant devant, sans doute pour symboliser la masse des suiveurs. Grands coups de traits noirs sévères, un peu à la Dubuffet dernière manière, dessin se voulant réaliste et expressif.

La moustache de Saddam Hussein
Dans les années trente, la photographie signifiait la réalité, la vérité, et sera un magnifique outil de manipulation des masses. Bien qu’encore souvent utilisée à cette fin (on se rappelle la moustache hitlérienne de Saddam Hussein en couverture du Times, pour rendre le personnage encore plus antipathique), elle a aujourd’hui cependant perdu toute attractivité technique et n’a plus valeur de vérité à l’ère des images de synthèse. Mais qu’importe la méthode employée, la recherche graphique se résume à la reproduction de l’expression d’une force nationale, sans aucun décalage ni distanciation par rapport au sujet. Le sport permet cette mystification de l’être supérieur, modèle de propagande. Le culte du corps tel qu’il a été développé dans les années trente redeviendrait-il d’actualité ? Il faut comparer ce visuel fascisant aux différentes affiches de marathon parues ces dernières années de par le monde. On s’aperçoit que ce qui, la plupart du temps, est mis en valeur, n’est pas le vainqueur mais plutôt le nombre de participants par rapport au site.

Se pose à nouveau le problème de la commande, de la responsabilité du créateur par rapport à celle-ci. Qu’est-ce qui fait qu’une telle affiche atterrisse dans ma rue, comment a-t-elle été commanditée, qu’est-ce qui est sous-jacent à un tel résultat ? Quand on sait la proximité des services de communication et des instances politiques décisionnelles, quand on sait avec quelle minutie est analysé chaque projet graphique destiné à être diffusé, on se demande pourquoi de tels projets peuvent aboutir. Le résultat est là, il est inquiétant. L’affiche aura pollué ma rue sans que beaucoup l’aient décodée, des milliers de Parisiens iront courir sans rien avoir remarqué, et qu’importe une affiche d’ailleurs, "l’important est de participer !" Paris est si beau, dans
sa globalité, si l’on ne s’arrête pas à ces "détails".

Ruedi Baur est designer.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°3 du 1 mai 1994, avec le titre suivant : Les rues de Paris : courir sans voir

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