Ce matin de 1901, en marchant vers la prison Saint-Lazare, en haut de la rue du Faubourg-Saint-Denis, dans l’espoir d’y rencontrer une de ces filles sans joie qui proposent leurs services comme modèles, Picasso pense à Casagemas. L’ami Carles, celui avec lequel, il y a un an encore, à Barcelone, il partageait un atelier calle Riera de San Juan. « D’ailleurs, nous partagions tout, songe Picasso, l’amour de la peinture, de la poésie, des femmes. Et même maintenant… se dit Picasso au moment où une fille maigre comme la misère lui fait un signe de la main. Même maintenant, nous partageons encore. »
Et pourtant. Pourtant Casagemas est mort, le 17 février, d’une balle qu’il s’est tirée dans la tête, dans un de ces cafés de Clichy qui leur servaient de salons. Avant, il avait essayé de tuer Germaine, par jalousie, par dépit, en vain. Mais lui, il ne s’est pas raté. Picasso n’était pas là – reparti en Espagne. Depuis son retour, ce dernier essayait de conjurer son absence, comme si, en devenant un peu Casagemas, un peu de Casagemas allait continuer à vivre en lui. Alors, il avait pris l’atelier de son ami, à Montmartre, et, avec l’atelier – un bien grand mot pour cette chambre tout juste meublée –, il avait aussi pris Germaine, qui lui avait tout raconté. Et puis il avait peint, comme on témoigne, ou pour se faire pardonner : Casagemas dans son cercueil, la tempe trouée. Un tableau fait à l’été, dès son retour, une pure invention donc, mais qui donne à croire qu’il était là, à veiller le mort, comme il l’avait vu faire, enfant, en Espagne.
C’est chez Van Gogh, dont Matisse, Derain et Vlaminck n’ont cessé de lui parler depuis qu’il est revenu de Madrid, parce qu’ils ont été stupéfiés par une exposition qui vient de s’achever et que ce maudit voyage lui a aussi fait manquer, qu’il va puiser la force de peindre cela. Un peintre suicidé pour peindre un autre peintre suicidé. « C’est ça, la peinture, se dit Picasso : des morts qui parlent aux morts. »
Alors il a peint la mort dans des éclats d’orange et de rouge. Un rouge qu’il a arraché au Café de nuit de Vincent – « Décidément, les cafés sont comme des cimetières », pense-t-il –, tel un cannibale arrachant un morceau de sa proie. Mais ce matin, Picasso a envie d’autre chose, et cette envie le saisit au point qu’il voit à peine la fille qui lui fait signe, et n’aperçoit même pas la bonne sœur qui se tient à l’entrée monumentale de la prison, trousseau de clefs à la ceinture. Il pense à Casagemas et, sans même savoir pourquoi, il a envie de peindre en bleu. Ce sera la couleur du deuil, celle des tableaux qu’il fera pour lui, et qu’il ne montrera à personne. Il vient d’oser faire son autoportrait, qu’il
a appelé Yo Picasso, et il estime que, s’il veut devenir quelqu’un, il doit d’abord donner à Casagemas un digne enterrement en peinture.
« Ça sera une évocation, se dit-il soudain ! » Un rêve espagnol fait à Paris, où l’ami est veillé par les filles de la prison Saint-Lazare tout de bleu vêtues, dans un paysage à la El Greco. L’apothéose de Casagemas ! Picasso sourit et, sans même prêter attention à la fille mélancolique qui s’est accrochée à son bras, il repart vite à Montmartre afin de se mettre au travail.
Exposition « Devenir Piccaso : Paris 1901 » au Courtaulg Institute of Art Gallery, Londres (Grande-Bretagne), du 14 février au 26 mai 2013.
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Le jour où… Picasso a peint L’Enterrement de Casagemas (Évocation)
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°654 du 1 février 2013, avec le titre suivant : Le jour où… Picasso a peint L’Enterrement de Casagemas (Évocation)