Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
J’y suis ! J’ai bien cru que je n’oserais pas sonner. Mais enfin, je suis venue exprès de Paris, et Dieu sait qu’il n’a pas été facile de le convaincre de me recevoir. 19, Berggasse. Je n’ai eu aucun mal à trouver, toute la ville connaît cette adresse. Une jeune femme m’a fait entrer, je pense que c’est sa fille. Me voici dans la salle d’attente. Il y a plusieurs fauteuils, ainsi qu’un canapé. Ils sont tous rouges, couverts d’un même tissu orné de motifs floraux. Je n’ai pas osé m’asseoir sur ce canapé fait pour accueillir trois personnes. J’ai pris l’un des sièges, qui fait face à une petite table. J’attends. J’attends et je regarde, ne sachant pas où fixer mon regard dans cette pièce où il y a tant à voir. Je crois, surtout, que c’est mon esprit qui ne parvient pas à se poser. À ma gauche, sur le mur, je reconnais enfin quelque chose de familier : une gravure du célèbre tableau de Füssli, Le Cauchemar. J’ai envie de rire… Enfin, je suis émue, en vérité, en voyant cette femme alanguie sur sa couche, sur le sein de laquelle se tient un incube. Tout à l’heure, ce sera moi la femme allongée. Pourvu que nulle jument ne surgisse ainsi d’entre les rideaux. C’est curieux, maintenant que je suis là, je me rends compte que je ne m’attendais pas à un tel décor. Dans le fond, j’avais réussi à me faire croire que j’allais chez le médecin. J’avais donc en tête un lieu austère, dépouillé comme le cabinet du docteur Vallette qui me suivait lorsque j’étais enfant. Rien sur les murs, si ce n’est une planche anatomique, comme pour mieux montrer que toute l’attention de ce bon médecin est concentrée sur les corps souffrant. Ici, c’est tout autre chose. On se croirait dans le cabinet de curiosités d’un collectionneur raffiné. Derrière moi, dans une vitrine, j’ai aperçu des sculptures. Il me semble bien que ce sont là des œuvres très anciennes, antiques même. Je m’y connais mal en ce domaine, mais je suis presque sûre d’avoir reconnu là des œuvres grecques, romaines, et égyptiennes aussi ! Maintenant que je suis un peu plus calme, je m’aperçois que ce n’est pas seulement cette vitrine, mais aussi des étagères, et même des sortes de piédestaux, qui sont envahis par des dizaines d’autres sculptures et de vases évoquant autant de mondes perdus. Comment ai-je pu faire pour ne pas voir ce que j’avais devant les yeux ? Voilà une bonne question à lui poser tout à l’heure. Je comprends maintenant ce mot de lui, qui m’avait paru si mystérieux quand je l’avais lu, dans une conférence sur l’hystérie qu’il avait donnée en 1896 : « Saxa loquuntur », les pierres parlent. Oh, j’ai entendu marcher derrière la porte. Vite, je me lève ! Oui, c’est lui, je le reconnais, il ressemble à la photo que j’ai vue de lui. Il est moins grand que je ne l’avais imaginé. Il ne dit rien. Il me regarde et, c’est curieux, j’ai l’impression d’être traversée, mais sans cruauté, avec bienveillance. Je dois dire quelque chose. « Bonjour, je suis Marie Bonaparte. » « Sigmund Freud. Entrez, je vous attendais. »
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Le Jour où… Marie Bonaparte a consulté Freud
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°718 du 1 décembre 2018, avec le titre suivant : Le Jour où… Marie Bonaparte a consulté Freud