Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et, cela, depuis toujours, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre. Ce matin, j’ai continué à tenter de sculpter la tête de mon frère, Diego. Je devrais dire recommencer, tant je me sens comme Sisyphe, condamné chaque jour à porter jusqu’au sommet de la montagne le rocher si lourd que j’y ai déjà porté hier. Je me suis assis dans mon atelier de la rue Hippolyte-Maindron. Son étroitesse me rassure, comme si, dans cette chambrette où je dors parfois entouré de mes sculptures, le monde et ses objets ne pouvaient pas trop s’éloigner de moi. J’ai enlevé le linge humide qui protège le travail en cours, et je me suis trouvé au pied de la montagne, éprouvant par avance le vertige de l’ascension. Il m’est impossible de modeler, peindre ou dessiner une tête telle que je la vois, y compris celle de mon frère, l’homme que je connais presque mieux que moi-même. Et pourtant c’est la seule chose que j’essaie de faire. Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu’une pâle image de ce que je vois et ma réussite sera toujours en dessous de mon échec, ou peut-être la réussite égale mon échec. Je ne sais pas si je travaille pour faire quelque chose ou pour savoir pourquoi je ne peux pas faire ce que je voudrais. Diego est là. Nous n’avons, je crois bien, pas échangé un mot. Pas besoin. Chacun sait ce qu’il doit faire. Lui s’asseoir et ne pas bouger. Moi ouvrir les yeux. Enfin, c’est plus compliqué. Diego est assis tout près de moi parce que je ne peux pas simultanément voir les yeux, les mains et les pieds d’une personne qui se tient à deux ou trois mètres devant moi. Mais quand je suis trop près du modèle, comme j’ai tendance à le faire, impossible de saisir l’ensemble de la figure. Je m’arrête sur un détail, le bout du nez, par exemple, et là, je suis perdu. Je pourrais y passer ma vie sans arriver à un résultat. La forme se défait, ce n’est plus que comme des grains qui bougent sur un vide noir et profond, la distance entre une aile du nez et l’autre est comme le Sahara, pas de limite, rien à fixer, tout échappe. Si j’ai la courbe de l’œil, j’aurai aussi l’orbite, si j’ai l’orbite, j’ai la racine du nez, j’ai la bouche. Le tout pouvant à la fin donner quand même un regard… C’est comme si la réalité était continuellement derrière les rideaux qu’on arrache. Plus on s’approche, plus la chose s’éloigne. Tout à l’heure, j’ai demandé à Diego de partir. Si j’avais encore rajouté une entaille dans ma pyramide de terre, je crois que la sculpture en aurait été abolie. Diego a compris. Il sait. André Breton, lui, ne savait pas. En 1934, il m’avait dit : « Une tête, tout le monde sait ce que c’est. » J’ai répondu : « Moi pas. » Après, il y avait eu un grand silence.
Cet article a été publié dans L'ŒIL
n°716 du 1 octobre 2018, avec le titre suivant : Le Jour où… Giacometti a sculpté la tête de Diego