Il a trouvé ! Enfin ! Après tant de tentatives infructueuses, de dessins fiévreux et d’impasses désespérantes, il le tient son grand tableau. C’était pourtant simple : la solution se trouvait juste devant ses yeux, chez David, dans son Serment des Horaces. Ah, David… Tout le monde disait qu’il l’avait trahi, que ses œuvres charriaient une noirceur dangereuse, un pessimisme orageux si loin de l’impeccable clarté du peintre des Sabines. Et pourtant… L’Empire s’est effondré l’an passé, David s’est exilé à Bruxelles en janvier pour éviter la prison des Bourbons, et lui, Géricault, tente en vain, depuis lors, de peindre l’Histoire, cet amas de cadavres dans lequel il est impossible de voir clair.
C’est ce matin, en parcourant à pied les quelques mètres qui séparent la morgue de l’hôpital Beaujon, rue du Faubourg-du-Roule, où il vient une fois encore de passer la nuit, de l’atelier qu’il loue dans la même rue, qu’il a compris. Assez de chair en décomposition ! Assez de ces morceaux de corps qu’il peint telles des natures mortes : un bout de jambe, un bras, un petit drapé blanc pour contraster avec le rouge des chairs arrachées. C’est sûr, ça fait de la terrible peinture, inoubliable comme cette tête tranchée qu’il avait rapportée de l’hôpital pour mieux la peindre chez lui, avec la peur au ventre, durant le court chemin du retour, que quelqu’un vienne à se demander ce qu’il transportait dans cet étrange colis. « L’Histoire est un cauchemar », se dit Géricault, mais, aujourd’hui, enfin, il a le sentiment de s’être réveillé.
« Il faut renoncer ! », s’exclame le peintre à voix haute au moment où il pénètre dans la vaste pièce où règne une puanteur étouffante. Il faut renoncer pour mieux avancer : laisser tomber les scènes de cannibalisme qui ont nourri en vain tant et tant d’esquisses – « Mais bon sang, se dit-il, ai-je seulement cru que je pourrais montrer cela au Salon ? » –, renoncer à représenter l’horreur pour mieux la susciter. C’était ça, le coup de génie de David. Ne rien montrer, mais tout suggérer. Choisir l’instant fécond, ce moment où, avec un minimum de moyens, un maximum de choses peuvent être dites.
Géricault contemple la maquette du radeau qui occupe le centre de l’atelier. Il pense à cette année de labeur, aux récits qu’il a lus du naufrage de la Méduse, ce drame de l’incompétence qui éclabousse un gouvernement capable de confier ses navires à des incapables, sous prétexte qu’ils sont nobles. Il pense à Corréard, le géographe, et à Savigny, le chirurgien du bord, qui sont devenus ses amis et lui ont tant de fois raconté de quelle terrible façon ils ont survécu, jusqu’à la délivrance finale : la vision de l’Argus, ce brick qui était apparu à l’horizon avant de disparaître, pour venir les sauver quelques heures plus tard. Voilà, c’est cela qu’il faut peindre : l’équilibre précaire entre espoir et découragement. Tout est là !
Géricault peint une première esquisse, en quelques heures, avec la certitude de qui sent que son œuvre ne demande qu’à prendre forme. Il s’arrête, regarde, et sourit enfin. Ça y est, tout converge : le brick est à l’horizon, comme un point de fuite vers lequel tendent hommes et éléments. Demain, il faudra qu’il demande à l’ami Delacroix de venir poser pour ce tableau. Il est temps que la vie rentre dans l’atelier.
Exposition « L’ange du bizarre. Le romantisme noir de Goya à Max Ernst » au Musée d’Orsay, du 5 mars au 9 juin 2013.
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Le jour où… Géricault a peint Le Radeau de la Méduse
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°655 du 1 mars 2013, avec le titre suivant : Le jour où… Géricault a peint Le Radeau de la Méduse