« Hier, je suis allé marcher dans la forêt, comme j’aime à le faire depuis que je me suis installé à Dresde. Là, seul au milieu des arbres sombres, j’ai le sentiment d’être de nouveau à Greifswald, mon village d’enfance, avec ma mère, qui aimait tant nous emmener, mon frère, mes sœurs et moi, dans une clairière que bordaient de grands sapins. C’est comme si rien n’était mort. Et pourtant, ils sont tous morts.
En sortant du bois – il était tôt, j’apprécie de me promener à l’aube, avant de me mettre à peindre –, j’ai été ébloui par un de ces levers de soleil comme en offre l’été déclinant. L’astre encore dissimulé par les monts se laissait entrevoir par ses rayons qui, perçant la brume du matin, venaient teinter le ciel d’un orange flamboyant. C’était un tel ravissement de contempler non pas le soleil même, mais ses effets d’autant plus délicats que celui-ci était encore caché. Je n’aime rien tant que cela : non pas voir les choses en face, mais deviner, par quelques signes, la présence de ce qui reste invisible, tel un secret. Et puis, sous cette lumière à la fois douce et rasante, chaque parcelle du monde m’apparaissait avec une merveilleuse netteté : les rochers qui affleurent au milieu des champs, et l’herbe, chaque brin d’herbe qui, différent de son voisin, semblait chanter la gloire du Dieu créateur doué d’une imagination sans fin. Le divin est partout, même dans un grain de sable ; je l’ai une fois représenté dans des roseaux. Alors oui, ce lever de soleil fut une véritable bénédiction, qui me permit d’admirer le monde dans son infinie variété.
De retour à l’atelier, j’ai commencé un nouveau tableau, de petit format, car l’infini n’a pas besoin de fausse grandeur pour se donner à ressentir. Il sera non pas la reproduction de ce que j’ai vu, mais une tentative de donner forme à mon expérience dans la nature : je veux dire de donner forme à cette expérience du divin afin que d’autres, peut-être, en regardant ma peinture, éprouvent devant elle la même révélation. Mon atelier, naturellement sombre, l’est encore plus depuis que j’ai partiellement oblitéré ses fenêtres avec des tissus opaques. J’ai besoin de cette obscurité comme d’un passage entre la contemplation et la peinture qui exige que l’on rentre d’abord en soi.
Il faut fermer l’œil de son corps afin de voir son tableau d’abord par l’œil de l’esprit. Puis on met au jour ce que l’on a vu dans l’obscurité afin que sa vision agisse sur d’autres, de l’extérieur vers l’intérieur. Si l’on ne peut faire cela, alors on n’est pas peintre. Ensuite, il faut travailler en accordant la plus grande importance aux détails. C’est ce que j’ai entrepris de faire, tentant de retrouver au bout de mon pinceau l’intensité de ces brins d’herbe qui se dressaient au soleil levant. Rien n’est secondaire dans un tableau, tout est absolument nécessaire à l’ensemble ; rien, par conséquent, ne doit être négligé.
Ce matin, j’ai rajouté une femme de dos. Elle n’était pas là, hier matin, dans la campagne. C’est pourtant elle qui sera ma messagère : debout, baignée par cette lumière dont on ne sait si elle provient du soleil ou de son cœur, je l’ai peinte au centre exact de ma composition. »
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le jour où… Friedrich a peint Femme dans le soleil du matin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°656 du 1 avril 2013, avec le titre suivant : Le jour où… Friedrich a peint Femme dans le soleil du matin