Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
La voici donc cette Petite Danseuse de 14 ans que Degas nous promet depuis un an déjà. L’année dernière, on l’avait attendue en vain, lors de l’exposition de la rue des Pyramides, où le peintre paradait en compagnie de ceux que l’on n’appelle plus désormais que par ce nom dérisoire d’impressionnistes. Cette année, il a fallu attendre pas moins de dix jours après l’ouverture de l’exposition, qui se tient actuellement boulevard des Capucines, pour que Monsieur Degas daigne enfin nous dévoiler son grand œuvre. Et quel grand œuvre !
J’ignore si l’on peut parler de sculpture pour ce personnage de cire colorée, habillé des vrais vêtements d’un petit rat de l’Opéra, mais ce dont je suis certain, c’est que c’est le vice, et non la beauté, qui triomphe ici. Les abonnés de l’Opéra, amateurs de musique sans aucun doute, et des autres plaisirs que peut offrir la fréquentation d’un tel lieu, reconnaîtront sans peine derrière le sourire narquois dont Degas a affublé son modèle, le museau vicieux de Marie, jeune fille à peine pubère, fleurette de ruisseau qu’il convient, paraît-il, de désigner comme élève et danseuse au ballet de l’Opéra de Paris… Quelle farce, quelle hypocrisie ! Il suffisait de regarder le public tenter de déshabiller du regard cette horrible poupée de cire, les uns rêvant de lui ôter son bustier, les autres lorgnant sous son tutu au prétexte de trouver un « point de vue », pour comprendre dans quel noble art cette demoiselle exerce le plus souvent son talent. Si l’inventeur de cette horrible créature n’avait pas pris soin de la présenter dans une cage de verre, il y a fort à parier que la bien mal nommée Marie se serait retrouvée ici comme elle devait l’être dans l’atelier du sculpteur : nue comme un ver, offrant au public enfin repu sa triste anatomie de petit rat du ruisseau. Certes, cela aurait fait forte impression.
Degas, comme ses camarades qui partagent avec lui les cimaises du boulevard des Capucines, sait évidemment combien un scandale habilement orchestré peut être utile à sa notoriété. Mais hélas, si son œuvre, reconnaissons-lui au moins cette qualité, est troublante, elle n’en est pas moins redoutable, car cette Marie, pauvre fille sans joie, est un être sans pensée, qui avance avec une bestiale effronterie son visage animal. On dit d’Edgar Degas qu’il est le « peintre des danseuses ». Belle étiquette, en vérité, qui permet à ce voyeur impénitent d’assouvir dans les coulisses des salles de spectacle sa triste passion dont il croit bon de nous offrir chaque année de nouveaux témoignages. Cette ultime livraison dépasse en provocation tout ce qu’il nous avait infligé jusqu’à présent. Car, derrière la pose sage de la danseuse au repos, c’est la laideur d’un être dont chaque trait exprime le vice qui nous est donnée à contempler. Le public, naïvement mû par ses passions, rêve de déshabiller la petite danseuse, ne se rendant pas compte que, pendant ce temps-là, c’est l’Art lui-même que vient culbuter Monsieur Degas.
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Le jour où… Degas a dévoilé sa Petite Danseuse de 14 ans
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Abonnez-vous dès 1 €« Degas Danse Dessin. Hommage à Degas avec Paul Valéry »,
jusqu’au 25 février 2018. Musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, Paris-7e, www.musee-orsay.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°709 du 1 février 2018, avec le titre suivant : Le Jour où… Degas a dévoilé sa Petite Danseuse de 14 ans