Après l’assassinat par le FIS du directeur de l’École supérieure des beaux-arts d’Alger, Ahmed Asselah, et de son fils le 5 mars dernier, des textes de soutien et des projets de pétition ont commencé à circuler parmi les artistes. Mais soutien à qui et pétition auprès de qui ?
Soutiendra-t-on les artistes ? Les intellectuels ? Les démocrates ? Va-t-on pétitionner auprès des autorités algériennes ? Du gouvernement français ? Des ultras du FIS ? Ou bien se contentera-t-on, une fois de plus, d’acheter une page de publicité humanitaire dans Le Monde ?
On voudrait faire quelque chose – mais quoi ? La corporation des arts se rend brusquement compte qu’elle est, elle aussi, menacée, qu’on assassine non seulement des sociologues, des journalistes et des écrivains mais aussi des peintres. Mais il faut se rendre à l’évidence : il y a déjà eu beaucoup d’assassinats et l’on n’a rien pu faire non plus. La liste est longue, elle s’allongera encore. On a aussi assassiné des fillettes et des femmes, pas seulement des intellectuels.
Les autorités algériennes n’y peuvent rien. Elles survivent avec le fardeau de trente années de parti unique et la catastrophe d’élections dont on a disqualifié les vainqueurs. Les autorités françaises n’y peuvent rien non plus. Elles ne vont pas s’engager dans une ingérence quelconque. Et une ingérence qui prendrait quelle forme ? Faut-il anticiper le mouvement d’exode des intellectuels, des démocrates et des simples opposants au risque de précipiter la venue d’un régime à l’iranienne ? Faut-il envoyer des casques bleus ?
Nous savons que nous ferons tout, le moment venu, pour accueillir les réfugiés qu’il faudra bien accueillir. Pour certains c’est déjà fait. Quelques écoles d’art ont accueilli du jour au lendemain des étudiants à double nationalité française et algérienne quand ils débarquaient après avoir reçu la lettre ultime de menace.
Face à cette impuissance, on est tenté par le découragement. Le pire serait pourtant la résignation.
Il est temps que les intellectuels en tant qu’intellectuels et pas seulement sociologues, artistes ou philosophes, fassent pour de bon campagne contre le terrorisme et le fanatisme. C’est la généralité de la prise de position qui compte ici, avec la condamnation qu’elle implique de tout accommodement avec le fanatisme et le terrorisme. Pour le moment, il est inutile de chercher des explications. Il faut inlassablement rappeler des principes.
Le cas Rushdie
Non, la terreur ne peut pas être un moyen de gouvernement ou de parvenir au gouvernement, fût-ce pour sortir de l’oppression, car elle pervertit même ceux qu’elle libère,
– l’histoire du XXe siècle l’a amplement prouvé. Non, le fanatisme ne peut pas constituer une forme acceptable de la croyance politique ou religieuse. Nous devons, sans relâche, communiquer ces convictions à nos élèves, à nos correspondants, à nos gouvernants.
Le cas Rushdie doit constituer le pivot de toute prise de position. Nous ne pouvons pas accepter que des fanatiques puissent prononcer la condamnation à mort d’un écrivain pour cause de littérature. Même le XVIIIe siècle n’a pas connu des aberrations pareilles.
On taxera ma proposition de platonique. Elle vise en fait à opérer sur notre propre mentalité.
Il est temps que nous cessions de nous accommoder de tout ce qui arrive sous prétexte que l’héroïsme des pétitions n’y peut rien. Il est temps de recommencer à croire et à faire croire en quelques principes avec lesquels on ne peut pas transiger, dans aucune discussion ni action, face à quelque interlocuteur que ce soit.
Ce ne sont évidemment pas les artistes qui ont aujourd’hui le plus d’influence mais il y a des chercheurs scientifiques, des médecins, des juristes, des économistes. Il y a d’innombrables acteurs de la vie internationale. Et ceux-ci comptent, y compris pour les pays terroristes, qui ne vivent pas que de foi et de pain.
En bref, il nous faut recréer un front anti-terroriste travaillant en profondeur au sein de nos sociétés où l’éducation et la formation ont la part prépondérante. Les actions qui vinrent à bout du terrorisme d’État en Amérique latine dans les années quatre-vingt ne furent pas le fait de guérilleros héroïques mais de larges groupes de citoyens qui, calmement, affirmèrent leur vues et leurs convictions.
C’est la lente pénétration de principes banals qui pèsera à nouveau sur les relations internationales et sur les États fanatiques et terroristes eux-mêmes. La seule tâche des intellectuels est de s’atteler à ce travail obscur.
Yves Michaud est directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts, à Paris.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le découragement ou la conviction ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°2 du 1 avril 1994, avec le titre suivant : Le découragement ou la conviction ?