La chronique de Jacques Attali

L’art du temps

Par Jacques Attali · Le Journal des Arts

Le 29 mars 2017 - 531 mots

Comme il est devenu très difficile, lorsqu’on regarde quelqu’un utiliser un ordinateur, de distinguer un travailleur d’un consommateur, d’un étudiant ou d’un joueur, parce que les frontières se modifient entre les pratiques, il est devenu de plus en plus difficile de définir le statut d’une œuvre d’art contemporain.

Là aussi, les concepts évoluent, les frontières se transforment ; les œuvres d’art, comme les autres activités humaines, changent de nature et explorent de nouveaux champs d’aventure. En musique, en danse, en théâtre, en cinéma, en arts plastiques, les changements actuels sont immenses et tout se mêle. Là comme ailleurs, les nouvelles technologies ouvrent des perspectives infinies dans cette direction, où des danseurs, des musiciens, des peintres, des sculpteurs, réels et virtuels pourront se mêler à des spectateurs devenus acteurs de leurs œuvres. En attendant que, bientôt, les nanotechnologies, les biotechnologies et surtout les neurosciences ouvrent des perspectives aujourd’hui impensées à la création de nouvelles sources d’émotions artistiques.

Là comme ailleurs, beaucoup disent que c’était mieux avant, et proposent d’en revenir aux canons anciens du beau, aux catégories anciennes des arts.

Même si l’avenir n’est pas nécessairement plus prometteur que le passé, même si, par bien des côtés, il est très inquiétant, l’humanité ne se contentera jamais, dans aucune dimension de son activité, de répéter ce qu’elle a déjà fait, de vivre ce qu’elle a déjà vécu. Le présent sera toujours vu comme une prison dont l’homme voudra sortir. Le neuf sera toujours vu comme nécessaire. Telle est la tyrannie du destin humain : vouloir tout explorer, même le pire.

L’art est le lieu privilégié de cette exploration. Aujourd’hui plus que jamais, il est plus lieu d’interrogation sur notre avenir, sur ce qui nous menace et sur ce que nous pouvons rêver. Et c’est en observant les chemins qu’il emprunte que l’on peut déceler quelques-uns des signaux faibles de ce qui nous attend.

Et parmi eux, un des plus évidents, que l’on retrouve dans toutes les formes d’art, qui constitue sans aucun doute une dimension majeure des temps qui viennent, c’est l’importance du spectacle vivant.
En musique, cela se voit à la valeur beaucoup plus grande donnée au concert qu’aux enregistrements. En arts plastiques, à la place croissante prise, depuis une décennie au moins, par des performances, où se mêlent, justement, toutes les formes d’art.

Cette valeur du temps vécu nous dit bien des choses : d’abord une certaine résignation à l’éphémère, qui pose question depuis longtemps à l’art (quel souvenir a-t-on gardé du travail des chorégraphes d’antan ?). Elle nous dit ensuite l’importance croissante de chaque instant vécu, dont chacun veut qu’il soit le plus beau, le plus intense, le plus libre possible. Et enfin, le refus de la mort (refus augmentant avec l’allongement de l’espérance de vie et l’éloignement de la transcendance).

Alors, si le temps devient si précieux, si toutes les formes d’art se mêlent, s’il devient de plus en plus difficile de distinguer producteur et consommateur, on en viendra sans doute un jour à considérer le travail créatif comme une formidable incitation à penser chacune de nos vies, chaque instant de chacune de nos vies, comme des œuvres d’art en puissance, et à faire en sorte qu’elles le deviennent.

Légende photo

Sculpture d'une jeune fille étudiant sur un ordinateur © Photo Max Pixel - 2016 - Licence CC0 1.0

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°476 du 31 mars 2017, avec le titre suivant : L’art du temps

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