La Guerre des boutons n’aura plus lieu

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 7 décembre 2016 - 714 mots

Au fond d’une forêt, une horde de garçons nus comme des vers s’apprête à livrer bataille. Près de 10 millions de spectateurs – un record du début des années 1960 – ont ri au cinéma devant cette comédie filmée en noir et blanc par Yves Robert.

« La Guerre des boutons » n’aura plus lieu. Paix sur les réseaux sociaux et aux informaticiens de bonne volonté qui veulent contrôler notre accès aux images et notre savoir.

Dans le monde entier, 1,3 milliard d’internautes se connecteraient quotidiennement ou au moins une fois par mois sur Facebook, affirme le premier réseau mondial. L’un de ses « amis » a dénoncé la présence de la photographie d’une fillette vietnamienne nue, brûlée au napalm, hurlant de douleur, tentant de fuir un bombardement américain. Le « modérateur » a exigé le retrait ou la pixellisation du délit. Pour lui, seule l’image de la nudité infantile a compté, pas celle du témoignage historique reconnu par le prix Pulitzer du journalisme, ni le fait que, depuis plus de quarante ans, cette photographie de Nick Ut a été reproduite dans le monde entier. Ignorance sans limite, bêtise sans borne, puritanisme moutonnier, on ne sait comment qualifier cette censure à laquelle le géant américain a dû renoncer après le tollé qu’elle avait suscité. Faut-il se dépêcher de rire de cette comédie avant d’en pleurer, car les faits ne s’arrêtent pas là. Pourquoi une famille, autorisée à voir L’Origine du monde au Musée d’Orsay, ne peut-elle pas « poster » l’image de ce tableau de Courbet qui a été censurée plusieurs fois ? Même sort réservé à l’Étude de la main droite d’Erasme, dessinée par Holbein, dont l’érotisme est pourtant moins suggestif (*). Le réseau social va-t-il nous interdire de voir l’image d’Olympia, celle du Déjeuner sur l’herbe et autres Manet, Boucher, David, Rubens, Titien, Vélasquez… ?

Opacité des algorithmes
Facebook récuse toute responsabilité éditoriale en se proclamant non un média mais une entreprise technologique au service d’un monde plus ouvert et connecté. Belle hypocrisie ! La demande de retrait de certaines images signe les critères d’une politique éditoriale, pour autant qu’ils puissent être définis. Ce flou se combine avec l’opacité des algorithmes aussi à l’œuvre, ces modèles mathématiques qui scrutent nos choix, à travers nos clics, nos likes, nos posts, afin d’orienter nos comportements à des fins commerciales, croyait-on seulement au départ – à des fins politiques et idéologiques, s’interroge-t-on désormais. Le Brexit et les élections présidentielles américaines ont mis en valeur la puissance des réseaux sociaux comme véhicules d’informations erronées, de mensonges éhontés, de provocations. Plus l’« information » scandalise, plus il y a de connexions, d’interactions, plus il y a d’internautes pour s’enfermer dans une bulle asphyxiante. La gouvernance algorithmique nous inclinerait à communiquer seulement avec nos amis, à satisfaire nos désirs affirmés et répétés. N’accablons cependant pas ces fameux algorithmes de tous ces nouveaux maux. Nous avons tendance spontanément à aller vers ce que nous croyons connaître, ce qui nous rassure, à écarter l’inattendu, l’avis différent du nôtre. Avant l’ère des algorithmes, les musées alternaient déjà les salles engorgées de foules avides de « chefs-d’œuvre » avec celles d’un vide sidéral. Mais il n’est pas bon que les informaticiens encouragent une telle inclinaison.

Aux autorités publiques, aux élus politiques de s’en saisir et de trouver les parades. La Première ministre norvégienne, Erna Solberg, a pris parti en faveur de son compatriote qui avait posté la photographie de Nick Ut et a ainsi poussé Facebook à lever la censure. Au ministre de la Culture de laisser diffuser les images des œuvres de Courbet et d’autres, de garantir la diversité culturelle sur les réseaux sociaux. À celui de l’Éducation de mettre en œuvre une formation au numérique, pas seulement à ses techniques mais à ses enjeux de société, à la compréhension des algorithmes, à la lutte contre leurs effets pernicieux. Un enseignant formé, pouvant écouter des élèves ayant leurs yeux rivés sur leurs smartphones, sachant répondre à leurs questions, serait sans doute plus utile qu’un MOOC (Massive Open Online Course, ou cours en ligne). L’État, comme garant des équilibres et de la liberté de la connaissance, doit jouer son rôle. Sinon, je me déconnecterai et inviterai mes amis à le faire, car, comme le dirait encore le jeune comédien d’Yves Robert, « si j’avais su, j’aurais pas venu ».

(*) Note du JournaldesArts.fr

Facebook a ensuite déploré une erreur humaine d'après le Guardian

Légende photo



Légende Photo :
Hans Holbein le Jeune, Étude de la main droite d'Erasme de Rotterdam et étude de portrait, ca. 1523-1532 (?), collection Musée du Louvre - Photo sous Licence Domaine public via Wikimedia Commons

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°469 du 9 décembre 2016, avec le titre suivant : La Guerre des boutons n’aura plus lieu

Tous les articles dans Opinion

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque