Faut-il le rappeler, le plasticien américain s’est retrouvé au centre d’une polémique qui dénonce le « cadeau » offert par l’artiste en 2016 « au peuple de France et à la Ville de Paris ».
Ce présent consiste en un bouquet de fleurs, un simple bouquet de tulipes aux couleurs acidulées, certes imposant avec ses 11,66 mètres de haut (avec socle) pour un poids de 27 tonnes (là, sans le socle…), mais un bouquet de l’amitié tendu par une main rappelant celle de La Liberté éclairant le monde– statue offerte, en son temps, par la France au peuple des États-Unis d’Amérique. Mais, voilà, en France, ce bouquet apparemment inoffensif – après tout, il ne s’agit ni d’un « plug anal » ni d’un royal vagin – incommode. Le milieu de l’art serait-il allergique aux plantes ?
Le 21 novembre 2016, au sortir de la conférence de presse organisée à la résidence de l’ambassadrice des États-Unis en France pour officialiser le don fait par l’artiste à la Ville de Paris, quelques grincements de dents s’étaient déjà fait entendre, ici pour souligner le montage financier – « Jeff Koons nous offre des fleurs, mais il faudra payer le vase », titrait Le Monde–, là pour dénoncer la pauvreté esthétique et symbolique de l’œuvre initialement prévue sur un site patrimonial et culturel majeur : le Palais de Tokyo. Mais la polémique est véritablement née à la suite de la publication d’une tribune dans Libération, signée le 21 janvier 2018 par vingt-trois personnalités du monde de l’art qui jugent ce projet « choquant », pour des motifs d’ordre et d’importance divers « dont l’accumulation doit conduire avec sagesse à y renoncer ». Et le texte de lister ces motifs « symboliques », « démocratiques », « architecturaux et patrimoniaux », « artistiques », « financiers » et « techniques ».
Une fois n’est pas coutume, ce « Non au “cadeau” de Jeff Koons » a rallumé la mèche qui devait mettre le feu aux poudres, fissurant au passage de manière inédite le monolithe de l’art contemporain habituellement si prompt à faire corps, remarque un éditorialiste du Monde. Car, depuis ce 21 janvier, tous les médias se sont emparés de « l’affaire Koons ». Quel quotidien, quel hebdomadaire ou quelle matinale de radio n’a pas titré dessus : « Jeff Koons, les tulipes de la discorde », « L’encombrant cadeau de Jeff Koons à la Ville de Paris », « Jeff Koons, le cadeau qui déchire le monde de l’art », « Jeff Koons, c’est le bouquet ! »… ? Au risque, parfois, d’aligner les approximations sur la (fausse) perspective avec la tour Eiffel, sur le prétendu classement du site ou sur cette initiative supposée de l’artiste qui émane, en réalité, de l’ex-ambassadrice Jane Hartley. Quelle personnalité n’a pas fait également entendre son opinion dans une tribune, donnant parfois l’impression de raviver la querelle des Anciens et des Modernes. Humoristes et chroniqueurs eux-mêmes ont donné de la voix : « Cher monsieur Koons », commence le billet de François Morel sur France Inter, « ça m’a fait de la peine pour vous, monsieur Koons, parce que j’imagine que vous devez être drôlement sensible et sans doute le plus sensible de tous les artistes, vu que vous êtes l’un des plus grands artistes contemporains, vu que vous êtes le mieux payé. »
Après tout, Jeff Koons l’a bien cherché. À vouloir se faire l’incarnation artistique du capitalisme dérégulé, l’artiste vivant le plus célèbre et le plus controversé – si, si ! – se voit rendre la monnaie de sa pièce. Bien fait pour lui ! Sauf que le scandale fait précisément partie des stratégies du marché de l’art spéculatif incarné par ce « cher » monsieur Koons, celui-ci permettant aux artistes concernés de renforcer leur nom devenu une marque. « La valeur intrinsèque d’une œuvre ? », se demande ainsi Jean-Gabriel Fredet dans son enquête sur les Requins, caniches et autres mystificateurs [Albin Michel, 2017] : « Réduite à son prix. Et au buzz qui l’entoure. » Justement, ce « buzz » risque de donner une patine et une cote nouvelles à ce Bouquet of Tulips, déjà installé à New York et à Bilbao, là où il ne devrait pas y en avoir, l’œuvre étant bien sage et insignifiante…
Malheureusement, ce qui se joue en arrière-plan de cette polémique, c’est d’abord la remise en cause de la loi de 2003 relative au mécénat, puisque, parmi les arguments avancés, les polémistes reprochent aux Tulips d’être, certes, financées par des mécènes, mais supportées indirectement par l’État en raison des abattements fiscaux permis par la Loi Aillagon. C’est dangereux, car c’est oublier que cette loi, critiquée lors de l’ouverture de la Fondation Vuitton en 2014, permet aussi l’enrichissement des collections nationales, et pas seulement via l’acquisition d’œuvres de Koons. C’est ensuite cet anti-américanisme artistique né après-guerre qui refleurit ponctuellement. Car que reproche-t-on finalement ici, sinon de voir un Américain s’installer à Paris, alors que la France compte de si bons artistes ? Là encore, c’est oublier qu’il ne s’agit pas d’une commande, mais d’un don.
À titre indicatif, sur les trente-sept œuvres installées par l’État depuis 1983 dans l’espace public parisien, quatre seulement n’ont pas été réalisées par des artistes français. Et, sur les vingt-deux œuvres subventionnées, cinq sont signées d’artistes étrangers… Alors, polémiquons si cela nous chante, mais si, au lieu d’y consacrer toute notre énergie, nous faisions en sorte de convaincre nos ambassadeurs, nos galeristes, nos producteurs et nos mécènes d’« offrir » des œuvres d’artistes français à l’étranger ? La France serait ainsi de retour, positivement.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Koons Toujours
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°710 du 1 mars 2018, avec le titre suivant : Koons Toujours