« L’histoire de l’art s’est inscrite dans le grand récit de la guerre des races. Et ce récit, grâce à elle, allait prendre une signification culturelle et politique nouvelle lorsque l’objet artistique serait sommé de dire l’identité, non pas de son créateur singulier mais du groupe ethnique – “peuple” ou “race” – dont il était supposé provenir. (1) »
L’exacerbation des fondamentalismes religieux, des revendications nationalistes donnent une acuité particulière au dernier ouvrage d’Éric Michaud, où il poursuit son travail méthodique d’analyse historique des liaisons dangereuses entre théories esthétiques et idéologies. De même la montée des extrêmes droites en France et en Europe s’éclaire-t-elle d’une lumière inquiétante à la lecture de l’un de ses précédents livres, Un art de l’éternité. L’image et le temps du national-socialisme (2).
Ce directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales observe, à travers l’histoire, « la fluidité des identités » qui empêche de construire un monde « où les arts ressembleraient indéfiniment à leurs peuples – et réciproquement ». Et pourtant, pour l’art ancien, nos grands musées nous font encore baigner dans des lectures nationales ou géographiques de leurs collections : peintures françaises, italiennes, espagnoles…, écoles du Nord. Il a fallu la National Gallery de Londres, en 1991 à l’occasion de l’ouverture de son aile Sainsbury, pour insister sur cette fluidité en présentant un nouvel accrochage de ses peintures, chronologique cette fois. Une leçon d’histoire de l’art différente, restée dans un splendide isolement, ou presque. Pour l’art contemporain, les militants d’une promotion des artistes français à l’étranger ont souvent défendu l’idée d’expositions de groupe à l’identité nationale affichée, voire la construction à Paris d’un musée réservé uniquement à nos nationaux – les Américains ayant bien leur Whitney à New York –, plutôt que de considérer qu’une véritable reconnaissance serait la présence d’artistes nés en France dans des expositions ou collections internationales.
Michaud constate aux États-Unis « l’augmentation croissante des manifestations artistiques dont le caractère “ethnique ou “racial” semble aller de soi. Comme si un artiste ou une œuvre d’art pouvait être avant tout “Black”, “African American”, “Latino”, ou “Native American” et s’adresser nécessairement et exclusivement aux membres de sa “communauté” ». Notons, en revanche, la prudence de la Fondation Vuitton qui nous invite, à la fin de ce mois de janvier, à découvrir « des » artistes chinois qu’elle rassemble sous l’étendard de « bentu » (3), mot chinois articulant les concepts de local et global, alors que tant de manifestations prétendent nous révéler « l’art chinois ».
Quant au marché, Michaud relève « la montée en puissance, en particulier depuis les années 1990, d’un “art africain contemporain” dont les acteurs vivent souvent hors du continent africain tout en se réclamant de ses “traditions”, et d’un “art islamique contemporain” dont les acteurs ne sont nullement musulmans. » S’il en allait ainsi, déplore-t-il, le marché de l’art pourrait devenir celui d’une redoutable concurrence des « races ». Nous savions qu’une classification des objets artistiques n’était pas neutre, nous pouvons en craindre ses conséquences.
(1) Éric Michaud, Les invasions barbares. Une généalogie de l’histoire de l’art, éd. Gallimard, « NRF Essais », 2015.
(2) éd. Gallimard, 1996.
(3) « Bentu, des artistes chinois dans la turbulence des mutations, » Fondation Louis Vuitton, Paris, 27 janvier-2 mai.
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Histoire de l’art : les conséquences insoupçonnées des catégories
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°449 du 22 janvier 2016, avec le titre suivant : Histoire de l’art : les conséquences insoupçonnées des catégories