À Double Tour

Par Fabien Simode · L'ŒIL

Le 24 mars 2020 - 679 mots

À Double Tour - Une ville entière, voire même une capitale, ou, encore mieux, un pays entier doit servir de scène et de décor. L’État, lui-même, annonce la date de la représentation dans tout le territoire. Le jour dit, à l’heure dite, exactement, tout le monde rentre chez soi, s’enferme à double tour, et l’extérieur est vide de tout être humain pendant deux heures.Dans les rues, plus personne, plus personne du tout dans les bureaux administratifs et autres lieux publics ; plus personne dans les campagnes, tout est fermé, tout le monde est chez soi et ne bouge plus. Le territoire doit sembler aux yeux de l’Espace, pour deux heures, entièrement vide de sujets vivants.… Mais alors des compagnons fidèles seront là autour de moi, chez moi, et me jetteront dehors malgré moi, car j’aurai peur et il sera nécessaire que je sois littéralement expulsé dehors, dans le vide des rues et des campagnes, tout seul, face à la nature et à tout. À vrai dire, cela ne sera qu’un pas fait dans le chemin de la « capture du vide » réelle, qui se fera après ma disparition définitive, lors de l’une de ces séances nationales solennelles. Cette « capture du vide », elle sera réalisée par ceux qui auront compris cette pensée ou, plutôt, ce principe et qui le vivront comme une action pure et statique d’une manière toute naturelle enfin.

Ce texte n’est pas sorti du cerveau fertile d’un scénariste de Netflix mais de celui d’un artiste. Il ne s’agit pas du scénario d’une série d’anticipation mais d’une proposition de performance. Elle fut publiée le 27 novembre 1960 en page deux du « numéro unique » de Dimanche, le « journal d’un seul jour », qui titrait en gros caractères d’imprimerie « THÉÂTRE DU VIDE ». Diffusé dans quelques kiosques, le journal reproduisait en première page la photographie en noir et blanc d’un homme s’élançant par la fenêtre. Sa légende : « Le peintre de l’espace se jette dans le vide ! »

Ce peintre, c’est bien entendu Yves Klein, dont le texte, pourtant écrit il y a soixante ans, résonne étrangement avec l’épisode inédit que le monde traverse aujourd’hui. La question a été maintes fois posée : les artistes ont-ils le don de prévoir l’avenir ? Le don de prédiction certainement pas, mais celui de prémonition pourquoi pas. En 1974, Joseph Beuys voyait dans les Twin Towers la représentation symbolique de Cosme et Damien, deux saints guérisseurs et martyrs du IVe siècle. Bien sûr, Beuys n’imaginait par ce qu’il adviendrait du World Trade Center le 11 septembre 2001, mais il avait une conscience aiguë de l’histoire et de sa répétition, de la naissance des civilisations à leur inéluctable effondrement.

L’œuvre, intitulée Cosmos and Damian Polished, était présentée dans l’exposition « Une brève histoire de l’avenir », au Louvre en 2015. Cette libre transposition de l’essai éponyme de Jacques Attali n’apportait pas de réponse définitive à la question de la prophétie des artistes, mais présupposait que seule une connaissance profonde du passé permettait de penser l’avenir. L’exposition postulait que l’homme est le fruit d’un passé et d’un présent, « que chacun de nous a 40 000 ans », et que personne ne sait mieux traduire son époque que les artistes.

Cette exposition précédait un autre essai, paru en 2016, intitulé L’Univers sans l’homme [Thomas Schlesser, Hazan, 56 €]. Loin de prédire l’avenir, celui-ci montrait en revanche comment le séisme qui, en novembre 1755, détruisit Lisbonne et fit des milliers de victimes, devait changer le cours de l’histoire en bousculant la place de l’homme (devenue contingente) dans l’univers, et en bouleversant l’histoire de l’art qui allait faire disparaître l’homme dans l’abstraction…

Il ne fait pas de doute que la pandémie du Covid-19, ses causes et ses maux étaient annoncés dans une partie de la production artistique récente – dont on a suffisamment dit qu’elle se faisait le miroir angoissant d’une époque troublée. Comme il ne fait aucun doute que cette crise « contaminera » la création visuelle, littéraire et musicale à venir. Comment cela se traduira-t-il demain dans l’art ? Comment les artistes combleront-ils ce « vide » qui nous oppresse ? Nous sommes impatients de le savoir.
 

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°733 du 1 avril 2020, avec le titre suivant : À Double Tour

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