Hors du débat politique, l’ancien Premier ministre confesse une véritable passion pour l’art, dans lequel il croît à la vertu sociale. Coactionnaire de la maison de ventes Piasa, élu président de l’Agglomération de Rouen, Laurent Fabius est l'initiateur du festival « Normandie Impressionniste » qui réunira, durant tout l’été 2010, plus de deux cents événements en Haute et Basse-Normandie. Interview exclusive.
Toute la région normande se mobilise cet été pour un festival pluridisciplinaire dédié à l’impressionnisme. Comment est né ce projet ?
Laurent Fabius : Alors que je cherchais des pistes pour renforcer l’attractivité de ma région, Jacques Klein, un spécialiste des peintres normands, est venu me voir il y a deux ans pour bavarder comme nous le faisons parfois. Cette idée de festival Normandie Impressionniste a jailli au cours de la conversation. J’en ai pris l’initiative lorsque je suis devenu un peu plus tard président de l’agglomération rouennaise. Et le projet a tout de suite rencontré un écho positif auprès des collectivités publiques et des milieux artistiques.
C’est donc un festival pluridisciplinaire, danse, musique, théâtre, photo, vidéo, cinéma, littérature et évidemment d’abord peinture. L’exposition du musée des Beaux-Arts de Rouen en sera cette fois-ci le vaisseau amiral avec une centaine de chefs-d’œuvre impressionnistes venus du monde entier, mais il y aura aussi toute une série d’expositions dans les musées de la région, Honfleur, Giverny, Vernon, Caen, Le Havre, Dieppe, Cherbourg… Nous avons voulu que ce soit un événement populaire, que les visiteurs découvrent ou se réapproprient ce superbe patrimoine, avec des pique-niques géants, des croisières, des fêtes, etc.
Ce projet vous tient à cœur…
Oui beaucoup, car j’adore ma région et je veux rappeler que c’est largement en Normandie qu’est né l’impressionnisme. À l’époque, toute une série de raisons y a concouru. La proximité géographique avec Paris, la mode des bains de mer, le développement des chemins de fer. La campagne normande et ses falaises, la lumière, les ciels changeants, la Seine, tout un patrimoine architectural ont joué aussi un rôle majeur dans le mariage entre la Normandie et l’impressionnisme. Un milieu, un climat, une symbiose se sont créés. Sait-on, par exemple, que Turner a illustré les premiers guides du tourisme normand ? Je souhaiterais que l’on découvre ou redécouvre tout cela.
Et puis, je suis persuadé que la culture est un élément majeur de développement. La Normandie dispose d’un potentiel exceptionnel sur ce plan. Aussi important que les régions les plus célèbres, comme la Provence : Monet, Pissarro, Boudin, Courbet, Jongkind, Degas, Gauguin et beaucoup d’autres. Nous finançons une chaire d’histoire de l’art à l’université de Rouen, qui va accueillir des cours et des conférences sur ce thème. Il n’y a aucune raison que la recherche sur l’impressionnisme soit surtout réservée aux États-Unis et à la Grande-Bretagne.
N’est-ce pas désuet de célébrer l’impressionnisme quand d’autres régions promeuvent l’art contemporain ?
L’un n’est pas exclusif de l’autre. Les impressionnistes plaisent immédiatement à un large public parce qu’ils sont relativement faciles à lire, à voir. Mais, en réfléchissant davantage, on découvre que, pour eux, ce n’était pas l’objet – une cathédrale, une meule, la mer, une gare – qui était essentiel, mais le regard porté sur l’objet, la lumière. Cette démarche nouvelle, cette rupture, constitue la naissance de l’art moderne. Le festival fera une large part aux créateurs contemporains. En partant du patrimoine traditionnel pour arriver aux éléments les plus actuels. La matière est si riche !
Y aura-t-il d’autres éditions ?
S’il est réussi, ce festival a vocation à se renouveler, peut-être tous les trois-quatre ans. Il implique un budget substantiel, entre 5 et 6 millions d’euros, financés notamment par les régions Haute et Basse-Normandie, les départements de Seine-Maritime et de l’Eure, la communauté d’agglomération de Rouen, Caen, plusieurs autres collectivités et des entreprises mécènes.
Nous évaluerons aussi précisément que possible le succès de l’opération : le nombre de visiteurs, le rayonnement à travers la presse, les retombées économiques, les dispositifs spéciaux pour les jeunes… Nous avons demandé à un universitaire, Xavier Greffe, de suivre dès le début l’impact du festival pour le mesurer.
Vous êtes-vous toujours intéressé à l’art ?
Je suis issu d’une famille d’antiquaires. Quand j’étais petit garçon, mon père nous emmenait au Louvre avec ma sœur et mon frère presque toutes les semaines, ce qui a paradoxalement déclenché chez moi un long blocage envers la peinture. Probablement ce que l’on appelle, dans un autre domaine, une overdose. Ensuite, les évolutions de la vie, mon propre cheminement, ont fait que je me suis progressivement ré-attaché à l’art. Au point que désormais, il fait partie pleine et entière de ma vie.
Vous avez fait partie d’un club d’investisseurs en art dans les années 1990 ?
Oui, une association appelée Honoré 91 qui, depuis, a disparu. Avec quelques amis amateurs d’art, nous nous réunissions afin de discuter d’art contemporain, rencontrer des artistes et acquérir quelques œuvres pour des sommes modestes que nous mettions dans un pot commun. C’était une belle occasion d’amitié et d’échanges.
Nous avons repris cette habitude il y a deux ou trois ans au sein d’un nouveau groupe. Parmi la vingtaine d’entre nous est désigné pour six mois un responsable chargé de choisir des œuvres contemporaines. Jusqu’ici je n’ai jamais eu cet honneur, mais je conserve bon espoir… Si le club me confie cette lourde charge pour un semestre, je lui ferai découvrir des artistes talentueux encore peu connus. Je pense, par exemple, à deux artistes que j’apprécie, le sculpteur Frank Girard installé dans la Drôme, ou Riba, dans le Gard, qui travaille sur le noir en utilisant souvent du carton.
Art ancien, art contemporain, vous vous intéressez à toutes les périodes ?
Ma curiosité, ma gourmandise sont effectivement assez larges. J’adore Jérôme Bosch, Géricault, Bacon, Soulages. L’autre jour j’ai « flashé » sur un grand cheval Tang du VIIIe siècle, période de l’art chinois sur laquelle mes compétences étaient limitées. Comme je suis du genre laborieux, je me suis plongé dans l’histoire de cette période. J’ai remonté le fil, partant de l’émotion devant cet objet imposant aux lignes très pures pour aller vers une documentation de fond.
J’éprouve un goût particulier pour le XIXe français et notamment la sculpture : Barye, Carpeaux, Rude, Rodin, Camille Claudel… J’aime les romantiques, dans toutes les disciplines. Ce n’est pas nécessairement ce qui saute aux yeux en évoquant mon parcours, mais c’est ainsi.
Pour en revenir à la diversité de mes goûts, quitte à enfoncer une porte ouverte, je crois qu’il existe à travers la multiplicité des arts et des formes une sorte d’unicité de la beauté.
Pourriez-vous définir une œuvre qui vous touche, vous émeut ?
L’œuvre qui m’émeut, qui me touche, qui m’intéresse, c’est celle qui possède plusieurs degrés d’accès. C’est une œuvre que je vais immédiatement apprécier, sans réfléchir, sans nécessairement connaître son auteur ou son contexte, mais qui, à mesure que je les découvrirai, me procurera d’autres sensations, d’autres plaisirs, d’autres interrogations. Ces œuvres à plusieurs niveaux de lecture sont celles dont je ne me lasse pas. Je suis tombé récemment sur une définition peu académique du chef-d’œuvre : « Le critère du chef-d’œuvre, c’est la chair de poule. » Eh bien ! je retiens volontiers cette formule.
Vous êtes vous-même sculpteur, dit-on ?
Sculpteur, c’est un trop grand mot. Disons que j’aime beaucoup les outils anciens, agricoles et artisanaux, et qu’ils m’inspirent des « compositions ». Ils possèdent de belles formes, dont parfois l’usage s’est perdu et nous échappe. Derrière l’outil, on devine le tour de main de celui qui l’a utilisé, sa vie et plus largement toute une culture. Cette rencontre entre une forme et une vie déclenche chez moi émotion et imagination. Je repère certains outils au hasard des brocantes. Ces outils, je les assemble, je les juxtapose, je les interprète, pour en faire ce que certains amis bienveillants appellent des sculptures. Mais je suis tellement assuré de la qualité de ces compositions que jusqu’ici je les garde par-devers moi.
Vous avez pris une participation dans la maison de ventes Piasa, le ralentissement actuel du marché de l’art ne vous fait pas regretter votre investissement ?
Comme toute activité, il peut se produire des hauts et des bas. Avec quelques amis, nous sommes partenaires de cette maison française de qualité. C’est une façon pour nous de suivre les évolutions de l’art. Mais ce sont les excellents commissaires-priseurs de la maison qui la font tourner.
Comme vous le savez, deux sociétés internationales dominent. Nous ne les avons pas encore complètement rattrapées (sourire). Mais une maison française de grande qualité comme celle-ci, innovante, dynamique, souple, intègre, a toute sa raison d’être.
Qu’est devenu Fabius Frères après la disparition de votre frère ?
Ma famille était originaire de l’Est. Mon arrière-grand-père est venu à Paris, il a installé un commerce rue de Provence, près de l’hôtel Drouot, d’abord comme brocanteur puis comme antiquaire. Mon grand-père l’a développé. Ses biens ont été entièrement spoliés pendant la guerre parce qu’il était juif, et il est mort en 1942. Mes oncles et mon père ont monté eux-mêmes une maison d’antiquités boulevard Haussmann, qui a grandi. Mon frère, que j’aimais beaucoup, est venu les rejoindre. Malheureusement, il est décédé prématurément. J’ai reçu beaucoup de témoignages d’estime et d’amitié envers lui, de la part d’un milieu qui est réputé rude, exigeant, et cela m’a beaucoup touché. C’est ma belle-sœur qui a repris la galerie.
Vous avez fait œuvre de mécène lors de vos deux présidences de l’Assemblée nationale ?
J’ai toujours considéré que les responsables politiques devaient encourager la culture et s’inspirer d’elle, sans pour autant vouloir la contrôler. L’Assemblée nationale, qui est un des principaux symboles de notre pays, doit encourager l’art. J’ai pu y installer, par exemple, un superbe Zao Wou-Ki de quatre mètres sur trois, d’autres beaux tableaux dont un très coloré Olivier Debré. Dans le cadre du concours que j’avais lancé pour le bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme, nous avons fait réaliser dans la cour d’honneur de l’Assemblée une monumentale sculpture de granit par Walter de Maria. Alechinsky, sur ma demande, a peint un décor dans le passage entre l’hôtel de Lassay et le Palais-Bourbon. Nous avons aussi fait décorer la station de métro de l’Assemblée par Jean-Charles Blais.
On vous découvre collectionneur, amateur d’art et même sculpteur. Pourquoi cette discrétion sur cet aspect de votre vie ?
J’ai choisi de servir mon pays par un engagement public national et local. J’adore agir, réformer, transformer, mais – personne n’est parfait ! – je n’aime ni l’exhibitionnisme, ni le bling-bling. J’estime que chacun doit être apprécié pour ce qu’il fait et non pas pour ses goûts privés ou ses artifices de communication. Je garde donc mon jardin secret pour moi.
Cela dit, je serais extrêmement heureux de constater que, au plus haut niveau de l’État, on possède une vraie culture et un réel intérêt pour l’art et les artistes.
1946
Naît à Paris, son père est antiquaire.
1974
L’énarque adhère au PS. Il a passé un an au Conseil d’État.
1984
Premier ministre.
1988
Président de l’Assemblée nationale jusqu’en 1992, il initie plusieurs projets autour de l’art contemporain dont la rénovation de la station de métro Assemblée Nationale par Jean-Charles Blais.
2000
Ministre de l’Économie et des Finances.
2008
Coactionnaire de la maison de ventes aux enchères Piasa.
Été 2010
Président de l’Agglomération de Rouen, il est à l’origine du festival Normandie Impressionniste.
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Laurent Fabius : 'La Normandie dispose d’un potentiel exceptionnel de développement par la culture'
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Projet né sous l’impulsion de Laurent Fabius, président de l’Agglomération de Rouen, le festival « Normandie Impressionniste » réunira de juin à septembre 2010 plus de deux cents événements en Haute et Basse-Normandie. Autour du mouvement impressionniste et de son héritage, la programmation embrassera toutes les formes d’expression artistique : art contemporain, musique, théâtre, danse, vidéo, littérature, photographie… Point d’orgue du festival, l’exposition « Une ville pour l’impressionnisme : Monet, Pissarro, Gauguin à Rouen » se tiendra au musée des Beaux-Arts de Rouen. Programme complet sur : www.normandieimpressionniste.com
Les députés anonymes de Blais
Bien peu le savent, mais ce sont des députés (en jaune) qui sont représentés sur les murs de la station de métro Assemblée nationale. Cette frise de posters imprimés est significative de l’intérêt de Jean-Charles Blais pour la figuration de silhouettes massives et anonymes. Réalisée à l’initiative de Laurent Fabius, cette œuvre renouvelée régulièrement produit un espace en perpétuelle transformation où les couleurs se succèdent, inscrivant ainsi la peinture dans le temps et l’espace.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°621 du 1 février 2010, avec le titre suivant : Laurent Fabius : 'La Normandie dispose d’un potentiel exceptionnel de développement par la culture'