Le retable d’Issenheim est l’une des œuvres majeures de la peinture germanique. Son violent expressionnisme naît du contexte spécifique de sa commande.
« Là, dans l’ancien couvent des Unterlinden, il surgit dès qu’on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt avec l’effroyable cauchemar d’un calvaire. C’est comme le typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte, et il faut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l’impression de lamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix. »
Nul, pas même Joris-Karl Huysmans (1848-1907), qui lui a consacré un ouvrage (Trois Primitifs, 1905), ne peut rester indifférent à la vision terrifiante du retable d’Issenheim. Dans la chapelle de l’ancien couvent d’Unterlinden, un Christ au corps démesuré et aux chairs verdies et meurtries par les échardes, accueille le visiteur, dans une des scènes de crucifixion les plus violentes de l’histoire de la peinture. Au-dessous, la prédelle illustrant la mise au tombeau est de la même teneur. Tels sont les panneaux les plus expressionnistes de ce magistral retable aux dimensions impressionnantes – 3,30 mètres de hauteur par 5,90 mètres de large –, réalisation majeure du mystérieux Grünewald. Preuve de son caractère exceptionnel, l’ensemble a été longtemps attribué à Dürer (puis à Hans Baldung Grien), faute de connaissance sur son auteur.
Un Christ décharné, malade...
Produit par l’un des artistes les plus originaux de cette région entre Rhin et Main, le retable d’Issenheim est le fruit d’une commande spécifique. Il porte en effet le nom d’une petite bourgade alsacienne située à une trentaine de kilomètres de Colmar où se trouvait depuis le Moyen Âge une importante commanderie de l’ordre des antonins. Cette très riche communauté de chanoines hospitaliers était connue pour accueillir et soigner les pèlerins souffrant du « mal des ardents » ou « feu de saint Antoine », effroyable maladie provoquant gangrène, noircissement puis perte des membres. Elle a été plus tard rebaptisée ergotisme, ou maladie provoquée par un champignon parasite du seigle, l’ergot.
C’est dans ce contexte que l’abbé Guy Guers passe commande à Grünewald, au début du XVIe siècle, d’un retable pour orner le maître-autel de l’église des chanoines. Placé derrière le jubé du chœur, l’ensemble devait être visible des non-religieux, à qui son iconographie était vraisemblablement destinée. Comment, en effet, ne pas établir un parallèle entre le corps meurtri du Christ et la déchéance physique des malades soignés à la commanderie ?
Le retable aussi fut meurtri !
À l’origine, le retable d’Issenheim, associant sculptures et peintures, était aussi un polyptyque complexe, dit à transformations. Son démantèlement en 1794 a néanmoins provoqué la perte irrémédiable de sa structure d’origine. L’ensemble a été remonté dans les années 1930 dans une configuration nouvelle permettant de voir les différents panneaux en évitant les manipulations. Les premiers volets sont ornés de la grande Crucifixion, encadrée de saint Sébastien (imploré lors des épidémies de peste) et de saint Antoine (patron des antonins). Une mise au tombeau orne la prédelle. Au revers des panneaux centraux, ouverts à Pâques, Noël et lors des fêtes mariales, l’ambiance est tout autre : dans un chatoiement de couleurs, l’Annonciation – figurant une Vierge en « bonne allemande nourrie de salaisons et soufflée de bière » (Huysmans) – est juxtaposée à un concert des anges, à une nativité et à une impétueuse résurrection.
La troisième ouverture révèle enfin les sculptures de la caisse, organisées autour d’un grand saint Antoine, en partie attribuées au Strasbourgeois Nicolas de Haguenau. Elles sont encadrées de deux panneaux relevant d’un esprit proche de la peinture de Jérôme Bosch : La tentation de saint Antoine et Saint Paul ermite dans le désert. Maîtrisant parfaitement la composition d’ensemble et la dramaturgie des scènes, Grünewald a livré ici une magistrale mise en scène doloriste, jouant sur le pathos, entre souffrance partagée et espoir d’une autre vie. Un type d’image que les réformés jetteront au feu quelques années plus tard.
Vers 1475-1480 Naissance de Matthias Grünewald probablement à Aschaffenbourg en Bavière. Vers 1500 Il aurait étudié à Francfort dans l’atelier d’Hans Fyell. 1503 Première toile incontestée, le Christ outragé (Alte Pinakothek, Munich). 1509 Selon certains historiens, Grünewald aurait collaboré avec Dürer au Retable Heller. 1513-1516 Peint le retable des Antonins d’Issenheim (Alsace). 1525 Réalise sa dernière œuvre, le Retable de Tauberbischofsheim. 1528 Il meurt à Halle en Saxe-Anhalt.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le Christ crucifié, un manifeste du dolorisme
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €- À Karlsruhe : « Grünewald et son temps », jusqu’au 2 mars 2008. Commissariat : Dietmar Lüdke. Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Hans-Thoma-St. 2-6, D – 76133 Karlsruhe. Ouvert tous les jours sauf le lundi de 10 h à 18 h, le jeudi jusqu’à 21 h. Tarifs : 9 € et 6 €, tél. 49 721 926 35 75, www.kunsthalle-karlsruhe.de - À Colmar : « Grünewald, regard sur un chef-d’œuvre », jusqu’au 2 mars 2008. Conservateur et commissaire général : Pantxika Beguerie-De Paepe. Musée d’Unterlinden, 1, rue d’Unterlinden, Colmar (68). Ouvert tous les jours de 9 h à 18 h (exceptionnellement pour l’exposition). Tarifs : 10 € et 6 €, tél. 03 89 20 15 51, www.musee-unterlinden.com
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°598 du 1 janvier 2008, avec le titre suivant : Le Christ crucifié, un manifeste du dolorisme