Qui est l’auteur des métamorphoses d’Orlan, l’artiste ou ses chirurgiens ? La notion d’auteur occupe de longue date les théoriciens et historiens de l’art. Elle perturbe également les débats judiciaires.
Le trouble des juristes à l’égard des auteurs véritables des œuvres d’art est d’abord né avec la constitution d’ateliers ainsi que des rapports entre maître/donneur d’ordres et disciple/exécutant. L’art contemporain a rendu ce débat d’autant plus accru : réutilisation d’œuvres préexistantes citant des affiches ou incorporant des toiles d’autres artistes, concept des ready-made, pluralité de créateurs travaillant ouvertement de concert… Les performances et autres Body Art – dont le fruit proposé au marché de l’art est composé pour une grande part par celui qui capte c’est-à-dire qui photographie ou filme l’œuvre initiale – donnent lieu à une jurisprudence de plus en plus abondante. Les professionnels ne célébrant pas tous soudainement le fameux « triomphe de la peinture », le droit d’auteur est bien souvent en décalage avec les démarches artistiques actuelles.
Le marteau et l’urinoir
La pratique des ready-made a donné lieu à d’inépuisables exégèses sur la notion d’œuvre d’art et, par voie de conséquence, sur celle d’artiste. Le ready-made est depuis Marcel Duchamp un objet quelconque que son possesseur décrète être une œuvre d’art.
Relevons que le tribunal de grande instance de Tarascon a définitivement clos le débat, sur le plan juridique en tout cas, par une décision en date du 20 novembre… 1998. Il s’agissait en l’occurrence de sanctionner l’atteinte portée par l’artiste Pierre Pinoncelli au plus que célèbre urinoir de Marcel Duchamp, considéré, à juste titre, comme relevant du droit d’auteur. La juridiction n’en a pas moins porté un regard très peu avant-gardiste sur les artistes et leurs œuvres, en concluant que : « le raisonnement juridique se trouve-t-il confronté à une double mystification : celle de Marcel Duchamp dont la démarche consiste, surtout à partir de 1915, à créer des œuvres d’art par la seule force de l’esprit, sans acte matériel créateur, en se contentant de déclarer “œuvre d’art” de simples objets de la vie courante […], [et] celle de Pierre Pinoncely qui s’arroge un droit de “valorisation” par le marteau de la création d’autrui. » De même, le recours aux outils informatiques a suscité des contentieux, puisque certains ont voulu contester la qualité d’auteur d’une œuvre à qui utilisait du matériel informatique, aussi sophistiqué fût-il. C’est ainsi que, de l’avis unanime des juges et des spécialistes de la propriété littéraire et artistique, le créateur du logiciel ou le fabricant de l’ordinateur ne peut revendiquer le titre d’artiste et évincer celui-ci de son statut. Dans un registre similaire, les Photomatons sont aujourd’hui couramment admis comme des œuvres appartenant à ceux qui sont photographiés.
Les œuvres à plusieurs mains
Le droit d’auteur à la française est fondé sur des critères selon lesquels les simples idées ne sont pas protégeables. En effet, la méthode, le concept, le principe, souvent propres à l’art contemporain, ne bénéficient jamais du droit de la propriété littéraire et artistique en tant que tel. Seule la « création de forme » qui concrétise ou matérialise l’idée, peut être valablement couverte. L’art conceptuel s’est heurté de plein fouet à une telle vision du droit d’auteur.
Ainsi en 1958, Yves Klein prenait possession de la galerie Iris Clert, repeignait les murs en blanc et les vitres de son fameux bleu. Et puis rien d’autre. L’exposition intitulée « Le Vide » avait pour but de démontrer l’existence d’un principe immatériel, indéfinissable et invisible dans la peinture. La chercheuse Nadia Walravens a relevé, en se penchant sur ce cas que « du point de vue du droit d’auteur, l’œuvre Le Vide n’est pas reconnue, et n’a pas d’existence juridique ».
Il est donc difficile aux artistes ayant recours à autrui pour réaliser leur œuvre d’en revendiquer la paternité. C’est ainsi que d’Orlan et ses chirurgiens à Sophie Calle et ses photographes, il est souvent nécessaire de recourir à un mécanisme contractuel aux termes duquel l’intervenant cède ses éventuels droits au concepteur de l’œuvre.
Un contentieux de cette nature est déjà survenu en 1973, entre l’élève d’Auguste Renoir, Guino, et les héritiers du peintre du Moulin de la galette, lorsque vieillissant et trop atteint de rhumatismes pour sculpter lui-même, celui-ci donnait en effet des instructions à son disciple, afin de réaliser ses œuvres.
Plus récemment, Vasarely s’est retrouvé aux prises avec le peintre Valuet, à qui il avait confié la mise en forme du tableau Stri Pauk. En 1983, les magistrats ont estimé à propos du maître de l’art cinétique, qu’« en se réservant de corriger et d’approuver l’œuvre, auquel a participé matériellement un autre peintre, avant d’y apposer sa propre signature, l’œuvre réalisée se trouve ainsi marquée de l’empreinte de sa personnalité de créateur et doit être considérée comme une œuvre de collaboration ayant nécessité le concours de deux peintres ». En clair, Vasarely et Valuet sont considérés coauteurs.
Photographes et créateurs
Le problème est a fortiori accru, quand il s’agit d’un artiste ayant recours à un photographe ou un vidéaste pour capter l’œuvre et la pérenniser dans le but de la commercialiser. Les performances sont au cœur de cette problématique. C’est ainsi qu’Alberto Sorbelli, connu notamment pour ses interventions spectaculaires dans les musées, a dû batailler en justice pour se voir reconnaître, en 2004, par la cour d’appel de Paris, la qualité de coauteur des images tirées de son art. Les juges ont souligné que « comme le fait observer à juste titre M. Sorbelli, il n’a pas été seulement un sujet pris en photo par Mlle Yoshida, sujet inactif, qui aurait pris des poses dictées par la photographe, mais a été un sujet actif ». Et ils ont ajouté : « M. Sorbelli a imposé son choix dans la composition et la mise en scène du sujet, tandis que la photographe a imposé son choix dans le cadrage, les contrastes et la lumière. »
Christo et sa compagne, dont les installations sont l’objet de commercialisations à tous vents, sont fréquemment confrontés à de semblables déboires. Toute la difficulté vient de ce que, traditionnellement, les tribunaux accordent à ceux qui ne font qu’appuyer sur le déclencheur d’un appareil photographique le statut d’auteur de ce qui y est représenté.
La pluralité d’auteurs
Le Code de la propriété intellectuelle distingue classiquement trois catégories de créations qui peuvent être le fruit de plusieurs auteurs : les œuvres de collaboration, les œuvres collectives et les œuvres composites. Mais les critères retenus par la jurisprudence sont cependant de plus en plus flous et la définition législative de l’œuvre collective est, pour le moins, ésotérique. La pertinence de ces notions, élaborées il y a au mieux des décennies, est mise à mal par les pratiques artistiques depuis des lustres : le droit est la plupart du temps en décalage par rapport aux avant-gardes. Pour ce qui est de désigner l’auteur d’une œuvre, cela fait bien longtemps que loi et juges ne sont plus au diapason des innovations de la création.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°572 du 1 septembre 2005, avec le titre suivant : Qui est l’auteur ?