Partis d’une Venise sur le déclin, les peintres se sont expatriés en Allemagne et en Angleterre où le marché était porteur, mais pas à Paris où le vedutisme n’a pas pris. Les expositions de la Fondation Maillol et du Musée Jacquemart-André s’apprêtent donc à réparer l’histoire…
De tout temps, la peinture a hautement revendiqué sa noblesse, mais elle n’est point la dernière à se contorsionner pour plaire au marché. S’il y a un épisode spectaculaire dans cette longue histoire d’amour et de ressentiment, c’est bien le védutisme vénitien.
Une manne pour des artistes qui « crèvent la faim »
Le védutisme s’est développé à Rome sous l’impulsion d’un artiste hollandais arrivé vers 1674, Gaspar Van Wittel, apportant avec lui le goût du détail, mais aussi cette diffusion de la lumière du Nord. « Gaspare le binoclard », topographe de formation, quadrillait ses feuilles pour reproduire monuments et scènes champêtres, mais aussi les voies modernes, avant de les reporter à l’huile et a tempera. Ces vedute (« vues ») lui valurent un franc succès. Pendant une quinzaine d’années, il fit le tour des régions, se trouvant à Venise l’année de la naissance d’un petit prodige dans la famille Canal, qui allait être surnommé Canaletto (1697).
Quelques décennies plus tôt, à mi-chemin entre la peinture d’histoire et la scène de genre, François de Nomé était déjà passé des cérémonies officielles aux fêtes populaires. Mais il fallut attendre toutefois le siècle suivant pour voir le védutisme connaître son heure de gloire à Venise, le coup d’envoi étant donné par les cent quatre estampes publiées en 1703 par un émule de Van Wittel revenu de Rome, Luca Carlevarijs. La République faisait encore illusion, en tout cas comme foyer artistique. Néanmoins, comme le relève Francis Haskell dans Mécènes et peintres, « le mécénat faisait défaut » dans un port dont l’époque glorieuse était bien révolue. Les peintres devaient s’en remettre aux marchands, tenant des botteghe di quadri, des boutiques de tableaux, qui les fournissaient également en toiles, couleurs et cadres. Un libelle de 1757 dénonçait ainsi ces financiers rapaces, qui profitaient de l’essor du marché tout en rétribuant « à vil prix des artistes qui crèvent la faim ».
Les artistes travaillaient en famille et en équipe, chacun dans sa spécialité (les figures, les eaux, le paysage…), perfectionnant leur technique illusionniste dans les théâtres et opéras qui les employaient. Mais le choix des sujets revenait au négoce, des bouquets de fleurs aux tableaux de dévotion.
Le paysage urbain s’est imposé avec l’émergence du Grand Tour, ce voyage initiatique qui a emporté l’aristocratie britannique à partir du XVIIIe siècle. Les marchands ont jeté les bases de l’industrie de la carte postale et du souvenir de voyage, séduisant ces jeunes acquis aux idées libérales. La figure centrale de cette relation était un amateur fortuné et marchand du nom le plus commun qui soit, John Smith, nommé consul en 1743, et qui prit Canaletto sous son aile. Le roi George III lui acheta sa bibliothèque et sa collection, faisant entrer à Windsor un ensemble exceptionnel d’une cinquantaine de vedute et de cent cinquante dessins.
Des védutistes partis vendre en Angleterre et en Allemagne
À travers ces hommes éclairés comme le collectionneur irlandais Owen McSwiney, les relations se nourrissaient d’échanges intellectuels et scientifiques. Le choix des védutistes pour la couleur claire fut alimenté par les travaux de Newton, publiés en 1707, sur l’optique et la décomposition de la lumière. John Smith était le mécène de l’éditeur vénitien de Newton. Dans les années 1720, les artistes ont rendu hommage au scientifique anglais avec le monument allégorique peint par Giovanni Battista Pittoni avec les frères Valeriani.
Dès 1708, le comte de Manchester avait emmené Giovanni Antonio Pellegrini et Marco Ricci chez lui. En 1746, au faîte de sa carrière et à l’instigation de Smith, Canaletto les a suivis à Londres où il allait faire la connaissance du futur duc de Northumberland, appelé à devenir son grand collectionneur. Sa notoriété était telle qu’il dut publier des annonces pour assurer qu’il était bien l’authentique Canaletto, une méchante rumeur assurant qu’il avait envoyé à Londres son neveu, le petit Bernardo Bellotto. En réalité, celui-ci est parti à 20 ans pour un périple à travers l’Europe centrale, le conduisant notamment à Dresde. Son frère Antonio a été appelé à décorer la chapelle du duc de Chandos, dans le Middlesex, qui résonnait des chœurs de Haendel. Ils n’étaient pas seuls à avoir quitté une cité en déclin. Antonio Joli est aussi passé par Dresde avant Madrid. Autre élève de Canaletto, Michele Marieschi est parti très jeune pour faire carrière en Allemagne.
Paris est passé à côté du védutisme
Si Francesco Guardi est resté à Venise, c’est qu’il était très loin de jouir de la célébrité qu’il connaît aujourd’hui. L’essentiel de sa série des fêtes des doges est arrivé au Louvre par accident, après avoir été confisqué durant la Révolution dans la collection parisienne d’un banquier belge, le comte de Seneffe. En 2000, dans Le Journal des Arts, Arnauld Brejon de Lavergnée, directeur du Mobilier national, avouait une certaine « paresse » typiquement nationale reconnaissant qu’au XVIIIe siècle « peu de toiles ont été directement commandées par des Français à des Italiens ».
« Les épisodes d’un goût français pour le védutisme vénitien sont en effet très rares », spécifie Bozena Anna Kowalczyk, commissaire de l’exposition au Musée Jacquemart-André, citant les premières commandes passées par l’ambassadeur de France nommé en 1723, le comte de Gergy, dont Canaletto a peint la réception par le doge et dont un Carlevarijs doit être accroché à
l’exposition. Ses successeurs, le cardinal de Bernis et l’abbé de Pompons, achetèrent aussi des vues dont le plus bel exemple est le Rialto de Guardi aujourd’hui aux Augustins de Toulouse.
Selon Bozena Anna Kowalczyk, les Français tenaient pour acquis le monopole anglais sur les plus grands védutistes. « Ils avaient également davantage le goût d’une peinture proche de la leur », souligne Annalisa Scarpa, commissaire au Musée Maillol, évoquant le baroque d’un Sebastiano Ricci ou la tradition du portrait.
L’historien de la peinture Étienne Bréton précise qu’il faut attendre 1767 pour voir la première apparition d’un Canaletto mis aux enchères à Paris (vente Julienne), 1832 (vente Bedot) pour un Bellotto et 1845 (vente Meffre) pour le premier Guardi… Paris est passé à côté du védutisme, affirme-t-il : aucun des tenants italiens du genre ne s’y est arrêté. Et, hors quelques scènes anecdotiques, aucun grand paysagiste comme Vernet, Robert ou Valenciennes n’a accompli de veduta proprement dite dans une cité médiévale, aux ruelles tortueuses, dépourvue de berges, aux églises enchevêtrées dans les habitations. Manque de perspective, dans tous les sens du terme.
« Canaletto – Guardi. Les deux maîtres de Venise », du 14 septembre au 14 janvier 2013. Musée Jacquemart-André. Ouvert tous les jours de 10 h à 18 h. Nocturnes le lundi et le samedi jusqu’à 21 h. Tarifs : 11 et 9,5 e. www.musee-jacquemart-andre.com
« Canaletto à Venise », du 19 septembre au 10 février 2013. Musée Maillol. Ouvert tous les jours de 10 h 30 à 19 h. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 h 30. Tarifs : 11 et 9 e. www.museemaillol.com
Et aussi : « Francesco Guardi », du 28 septembre au 6 janvier 2013. Musée Correr à Venise. Ouvert de 10 h à 19 h jusqu’au
31 octobre et de 10 h à 17 h jusqu’au 31 mars. Tarifs : 16 et 8 e. http://correr.visitmuve.it
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°649 du 1 septembre 2012, avec le titre suivant : Voir Venise - Le védutisme une passion peu française