Livre

Entre-nerfs

Zestes, les aventures des agrumes dans l’art

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 28 mars 2022 - 807 mots

Profus et généreux, audacieux, le livre qu’Alain Jaubert consacre aux agrumes, ces signes itératifs de l’art, dessine une formidable odyssée qui, pleine de fulgurances, est contrariée par un égarement, un regrettable cahier culinaire.

La peinture porte cela, comporte cela. Des motifs discrets qui, sans que l’on y prenne garde, peuplent les toiles de manière récurrente. Ce peut être une bougie, un chien, un lys, un miroir. Ce peut être, comme ici, un agrume, un fruit qui, jaune ou orange, écrit autrement une toile, instaure comme un surcroît de sens là où le sens, précisément, semblait limpide. Obvie. C’est en quelque sorte une histoire du détail, pour reprendre une idée chère à Daniel Arasse, qu’écrit Alain Jaubert, certain qu’il n’est pas, dans la peinture flamande comme chez Henri Matisse, de signe qui ne soit parlant au royaume des choses muettes. L’exercice de l’investigation iconographique est toujours scabreux en tant qu’il encourt le risque d’enfanter une anthologie indigeste ou de mornes miscellanées. Mais, avec une rigueur infaillible et une langue affûtée, Alain Jaubert propose une exploration stimulante, très joliment publiée par les éditions Cohen & Cohen.

Lexique

Ce livre relié de grand format (22 x 27 cm), arborant en première de couverture le détail d’une Nature morte avec un bol de citron (vers 1640) de Giovanna Garzonio et en quatrième du Portrait d’Armand Roulin (1888) par Vincent Van Gogh, ne s’ouvre sur aucune introduction qui, liminaire, permettrait de prendre la mesure d’un sujet sisyphéen. Sauf que le premier chapitre, sobrement intitulé « Hespérides », tend à expliciter la nature séminale du projet : les Hespérides « veillent sur les pommes d’or, fruits d’un arbre, peut-être un pommier, mais rien n’est sûr, cadeau de Zeus à sa femme Héra. » Telle est l’incertitude – sacrée et lexicale – concernant les agrumes, car « nous butons sur les aléas de l’étymologie et du mythe. La Bible ne donne aucune indication sur l’arbre du bien et du mal. La pomme fut choisie comme fruit défendu parce que le latin, dans la version de la Bible la plus répandue, la Vulgate, l’appelait malum, nom qui s’appliquerait également à toutes sortes d’autres fruits, le coing, la pêche, la grenade ou les agrumes. »

Ce détour philologique n’est pas rien : la tradition picturale, qui est aussi une traduction, s’est établie sur une interprétation pour le moins troublante. Aussi le citron et l’orange sont-ils devenus les silent partners ambigus d’une peinture avide en symboles, des indices muets, mais éloquents, qui portent en eux une volupté mais aussi, à regarder de près leur derme papilleux, une impureté.

Mystère

Le livre se déploie de manière chronologico-thématique et selon 35 chapitres – « Fresques et grotesques », « Les soleils de l’hiver », « Citrons cubistes », « Repas de céramique » – qui donnent à voir la constellation artistique des agrumes, qu’ils soient peints par Édouard Manet, cet « autre fou de citron », pris dans des assiettes de terre cuite par Pablo Picasso, majestueusement orfévrés par Kathleen Ryan ou somptueusement photographiés par Cy Twombly.

L’auteur assigne tous les domaines pour approcher la labilité symbolique des agrumes. L’agrume vérolé de l’Ève de L’Agneau mystique (1432) de Jan van Eyck, ce « très petit fruit verruqueux qui, pour une fois, n’est ni une pomme ni une orange », pareil au « cédrat des Juifs », est ainsi confronté, sur la belle page qui lui fait face, au Rabbin au citron (1924), qui voit Marc Chagall faire de l’agrume un totem mystérieux, le lieu même du mystère.

Remarquable est l’inspection du pop art (« Hommage au maître ») et des œuvres de Roy Lichtenstein et de Tom Wesselmann qui, dépositaires de la leçon de Matisse ou d’un érotisme à peine voilé, prouvent combien la signification des agrumes peut être réinvestie ad libitum, et selon des techniques et des formats très variés.

Écart

Scandées par des textes de premier ordre, signés Virgile, Stendhal ou Marcel Proust, les séquences ne sauraient être étanches et la Nature morte (vers 1646) de Jan Davidsz de Heem (1772) eût volontiers trouvé sa place dans le chapitre intitulé « Séductions acides ». Les affiches et les estampes, quant à elles, n’éludent pas la dimension folklorique du citron, véhicule du rafraîchissement et métaphore du tropisme méditerranéen.

Tout y est, en somme. L’agrume parle. Gagne en éloquence. En sens. Par conséquent, le cahier indépendant de 26 recettes d’Alberto Herráiz, inspirées par des tableaux rencontrés dans l’épaisse publication de 400 pages, apparaît comme surnuméraire, voire inutile. Que vient-il dire ? Affirmer ? Attester ? Que le goût peut être de la partie, ce que disent aussi bien, si ce n’est mieux, la branche de citronnier de Claude Monet que le citron au sel imaginé par le chef espagnol et photographié par Didier Loire ? Cette concession à une mode gastronomique, qui peine à former une réjouissante synesthésie, semble oublier que la peinture et la sculpture attisent tous les sens et peuvent être proprement appétissantes, ce qu’Alain Jaubert établit sans fumet ni fumée.

Alain Jaubert, « Zestes. Les aventures des agrumes dans l’art, »
Cohen & Cohen, 400 p., 250 ill., avec un cahier de 64 pages et 26 recettes, 75 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°753 du 1 avril 2022, avec le titre suivant : Zestes, les aventures des agrumes dans l’art

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