BELGIQUE
Sisyphe merveilleux, le facteur Cheval (1836-1924) fit de son Palais idéal l’œuvre d’une vie. Une vie peuplée de songes, de larmes et de pierres à laquelle le film L’Incroyable Histoire du facteur Cheval, actuellement au cinéma, rend désormais hommage. Et justice.
François Cheval est un cultivateur. Un homme de peu, et un homme de peine. Au mois d’octobre 1833, sa femme Marie, qui lui a déjà donné un fils – Victor – meurt quelques jours après la naissance de la petite Marie-Frosine, laquelle ne survit pas non plus à sa mère. Loi sordide et morbide qui voit chaque venue au monde risquer la mise au tombeau, comme si l’accouchement devait sans cesse engendrer ou tuer. Le lange ou le linge, le berceau ou le caveau.
Mais, à Charmes-sur-l’Herbasse, dans ce petit village drômois du Dauphiné, on enraie depuis toujours la fatalité à coups de pragmatisme, on se ressaisit toujours, malgré tout. Partant, François Cheval se remarie trois mois plus tard à Françoise-Rose Sibert qui, le 19 avril 1836, lui donne un fils – Joseph Ferdinand. Le père a quarante ans, la mère onze de moins. L’enfant, avec son prénom double de prince et son nom de bête, sait par cœur la noblesse des champs et la beauté de son fief anonyme.
Le jeune Ferdinand est un privilégié puisque son père, renonçant à la main-d’œuvre de cet enfant de six ans, le confie à l’école communale. Ce n’est pas rien : le garçon, par la volonté ardente de son père, apprend à lire puis à écrire, à manœuvrer dans le monde autrement que par la faux. L’enfance est un pays que Ferdinand quitte à l’âge de onze ans par un deuil, celui de sa mère, survenu au milieu d’une effroyable disette qui rappelle à chacun la loi terrestre, mieux, terrienne. Monde de pénurie, monde de privation. Mais le père ne déroge pas à son pragmatisme proverbial : deux ans plus tard, en 1849, Marie-Rosalie Abel intègre le foyer, avec ses deux enfants et sa charge d’espoir. Elle a trente-trois printemps, François cinquante-trois automnes. La vie est faite de recommencements.
Ferdinand, qui a quitté l’école en conservant le goût obsédé des évangiles, a rejoint la ferme familiale. C’est un homme, et un mystique. Prier, moissonner. Tels sont les gestes quotidiens de cet homme consentant d’autant plus inexorablement à l’ordre des choses que toute sédition – telle cette émeute contre le pouvoir autoritaire de Louis-Napoléon Bonaparte – est souvent réprimée sans réserve. En 1854, Victor fait de son jeune frère Ferdinand un oncle et un parrain, mais le destin, qui ignore la rémission, arrache leur père à cette inséparable fratrie. Marie-Rosalie Abel, troisième femme du défunt père, a déjà refait sa vie. Les dettes criblent la ferme, Ferdinand doit partir. Quelques semaines plus loin, le jeune homme, exempté de service pour « une glande au cou et une blessure au talon droit », est boulanger à Valence puis, sans transition aucune, amoureux de Rosalie Revol, dont un portrait en noir et blanc trahit la douceur primesautière. Le 20 mai 1858, Ferdinand et Rosalie, vingt-deux ans contre dix-sept, se marient. En 1865, le couple enterre Victorin, un an, quelques mois avant la naissance de Cyrille, que la providence maintient dans le camp des survivants. Décidément, les vivants recouvrent les morts.
La misère guette : Ferdinand, qui a un peu d’instruction et une condition physique rarement prise en défaut, devient facteur autour d’Hauterives, où vit désormais sa famille. Dans sa blouse de toile bleue, l’homme, qui peut parcourir jusqu’à trente-cinq kilomètres par jour, peut géographiquement et métaphoriquement battre la campa-gne. La marche est son sacerdoce, la rêverie son langage, ainsi ce songe où il se voit bâtisseur d’un palais féerique, « si joli, si pittoresque ». Sursaut du sort : en 1873, Ferdinand pleure la mort de Rosalie puis le départ de Cyrille, placé entre d’autres mains, plus libres. Ici, les cauchemars recouvrent les songes.
Affable, le facteur est un homme aimable : on l’aime. À l’automne 1878, il épouse cette fois Philomène. Le ménage reprend, le manège repart. Un jour de 1879, Ferdinand trébuche contre une pierre « représentant une sculpture aussi bizarre qu’il est impossible à l’homme de l’imiter ». L’homme de foi est ainsi fait : cette découverte est un signe providentiel et sera bientôt la pierre angulaire d’un rêve architectural nourri par une opiniâtreté insensée et par une imagination que débrident les constructions féeriques des magazines et de la récente Exposition universelle de 1878. À compter de ce jour, Ferdinand ne cesse de collecter des pierres, composant des tas qu’il passe reprendre après sa tournée ou portant sur son dos jusqu’à quarante kilos de trésors minéraux des kilomètres durant. Avec ces pierres siliceuses, follement amassées en vertu de leur conformation énigmatique, il bâtit bientôt une cascade sur laquelle il greffe des coquillages et façonne des zoomorphies, des profils biscornus, des illusions d’optique capables de réjouir Alice, la fille que Philomène, quarante ans passés, vient de lui donner contre toute attente. Le vent tourne dans cette campagne aux couleurs sourdes, pareilles aux tableaux de Fantin-Latour qui, selon le réalisateur Nils Tavernier, dicta au film sa colorimétrie.
Au facteur revient le jour, au bâtisseur la nuit, ainsi que le signale l’inscription programmatique gravée sur son palais : « Le soir à la nuit close/Quand le genre humain se repose/Je travaille à mon Palais/De mes peines nul ne le saura jamais. » Rongé par un intarissable rêve, le facteur Cheval est désormais seul au milieu de ses pierres, de sa pyrotechnie lapidaire, de sa Babel assyrienne. Source de vie, Source de la sagesse, grotte Saint-Amédée : le projet n’en finit pas, n’en finit plus. L’homme, qui part avec des lettres et revient avec des pierres, ressemble à Sisyphe et à Diogène, à un poète et à un fou. De sa brouette il décharge des pierres pour réinventer les bulbes orthodoxes, les grottes maniéristes, les temples khmers, les églises gothiques. Joyeux syncrétisme où confluent la fécondité, la spiritualité et la sagesse. Gigantesque cosmogonie autoengendrée que le temps n’altère pas. Splendide mausolée où le facteur veut être enterré avec son épouse, devenue la princesse d’un prince rocambolesque. Philomène l’aime, Alice aussi. Ferdinand est fier.
L’Égypte est en vogue ? Le facteur infléchit son projet avec un monument égyptien. La paléontologie est à la mode ? Il singe un muséum d’histoire naturelle. Grecque, romaine, païenne, chrétienne, exotique, vernaculaire, cambodgienne, italienne, les influences bigarrent ce monument de l’étrange qu’Antoni Gaudí ou André Breton découvriront médusés. En 1894, Alice meurt, et Ferdinand hurle. Les morts, toujours, recouvrent les vivants. Les parents ont perdu la joie, la voix, le goût de tout. Qu’à cela ne tienne, le travail est un viatique. S’épuiser pour épuiser la douleur, achever la tour de Barbarie, habiter enfin la villa Alvicius, moins rocaille que le palais. Sur une photographie prise dans la campagne, le facteur Cheval, avec sa moustache épaisse, son chapeau élimé et son corps sec comme un cep, offre une silhouette qui sait parler sans les mots – et en cela semblable à celui de Jacques Gamblin. Mais le temps passe et, en 1896, âgé de soixante ans, riche de 222 720 kilomètres parcourus dans la Drôme, Ferdinand Cheval quitte la direction générale des Postes. Parti à la retraite, il va pouvoir poursuivre son travail, le vrai.
Pierre après pierre, voici que naît la Galerie intérieure : Versailles sans les glaces, vingt mètres de long, une galerie que coiffe bientôt une terrasse majestueuse. Le facteur, qui se souvient avoir été pâtissier, sculpte, pétrit, malaxe, s’amuse avec son palais comme avec une meringue. Tout cela semble aller de soi. En 1899, il entreprend l’édification d’une mosquée, entraperçue des années plus tôt dans un livre d’images orientales. Donner corps à l’image, incarner le songe : tel est, en somme, l’art « naïf » de ce facteur solitaire. De gigantesques modèles réduits – ici un chalet suisse, là un château médiéval – transforment ce palais diluvien en concentré d’architecture, susceptible de faire divaguer le premier venu, à commencer par son auteur, comme obnubilé par l’ailleurs. Du reste, l’affaire Dreyfus, le passage au nouveau millénaire, les premières automobiles et le cinéma naissant n’ont guère de prise sur cet autodidacte qui sculpte et qui grave, qui œuvre dans son repaire de Solitude, qui entremêle les règnes végétal et animal, qui échafaude une baroquerie organique que seuls Angkor Vat ou la Sagrada Família semblent à même de concurrencer.
La presse fascinée s’enthousiasme (Le Matin, Daily Telegraph), tandis que des touristes sidérés, venus du Japon, d’Australie ou des États-Unis, visitent cet édifice titanesque dont la pierre spongieuse, gravée de mille et une maximes (« Heureux l’homme libre, brave et travailleur »), vient à disparaître sous la profusion nacrée des coquillages. En 1904, le littérateur Émile Roux-Parassac adresse au facteur un poème élogieux : « Ton idéal. Ton palais/C’est de l’art, c’est du rêve et c’est de l’énergie… » « Palais idéal » : quoi de plus évident pour baptiser cette songerie utopiste, ivre de rêves et d’absolu ? Le millésime 1906 du livre d’or dénombre 5 000 curieux tandis que Ferdinand Cheval, assiégé par l’avidité, parvient à faire valoir que le droit de chaque reproduction photographique et de vente de l’image soit dorénavant reconnu au propriétaire du bien foncier photographié. Une première.
La « chevalmanie » ne décroît pas. Pour administrer ce palais de 26 m de longueur et de 12 m de hauteur, qui a « coûté 4 000 sacs de chaux et de ciment », une guide domestique est recrutée et le fils Cyrille, devenu conseiller municipal d’Hauterives, mis à contribution, peu avant son décès en 1912. En 1914, Ferdinand Cheval pense à se reposer, à jouir de cette œuvre faite pierre. Mais une lubie le traverse, une dernière : construire au cimetière son tombeau, majestueux. C’est la guerre et les habitants d’Hauterives observent désormais les allers-retours d’un vieillard de soixante-dix-huit ans, reparti au front avec sa brouette, comme pour oublier son récent veuvage – Philomène meurt en décembre. En 1922, Ferdinand, quatre-vingt-six ans, pose enfin sa brouette : le tombeau est terminé, il peut se reposer. Se reposer au calme, et retoucher sa biographie officielle. Reposer en paix, le 19 août 1924, dans ce tombeau par ses mains bâti. Fin d’une folle tournée. Le facteur ne repassera plus.
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Vie et mort du facteur Cheval
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Vie et mort du facteur Cheval