Durant treize ans, la cinéaste danoise Lea Glos s'attache aux pas de son amie artiste, rencontrée aux Beaux-Arts de Paris.
Certains films se construisent comme des cathédrales. Patiemment. Pierre par pierre. Le tournage du nouveau documentaire de Lea Glob aura duré treize ans. 156 mois au cours desquels la cinéaste a suivi l’artiste peintre Apolonia Sokol, des couloirs de l’École des beaux-arts à Paris aux jardins de la Villa Médicis à Rome. Pourtant, au départ, ce film ne devait durer que quelques minutes. À l’aube des années 2010, Lea Glob, étudiante, cherchait un sujet de court-métrage pour un travail de fin d’études. Les deux jeunes femmes ayant sympathisé, Lea a continué ce projet en se laissant porter. Au bout du compte, elle livrera un film magnifique sur la notion de « vocation ». Et surtout, tout simplement, sur l’œuvre d’art face à l’œuvre du temps. Apolonia a passé une partie de sa jeunesse au Danemark. Lorsque le film commence, elle a retrouvé le théâtre du Lavoir moderne parisien, fondé par son père. Elle habite ce bâtiment bancal qui menace sans cesse d’être saisi ou de s’effondrer. Rapidement, entre en scène une troisième héroïne. Oksana Chatchko est déjà, comme le dit Lea Glob en voix off, « une légende ». Née en Ukraine en 1987, elle est l’une des fondatrices du mouvement Femen. Emprisonnée, traquée, elle a fui son pays. Apolonia Sokol la peindra les poignets cassés, mais les poings serrés, comme une boxeuse. Le récit suit cette grande amitié entre deux femmes blessées, jusqu’à ce que le destin les éloigne. Diplômée, mais déçue par Paris, Apolonia s’installe à New York et Los Angeles. Toujours fauchée, elle tombe sur un mécène qui tente d’appliquer à l’art les principes de Hollywood. On la retrouve enfermée dans un studio, enjointe de produire dix toiles par mois, comme on pondait des scénarios à l’âge d’or de la Paramount. C’est l’Amérique, l’obsession d’être « The best ». Mais par rapport à quoi ? À qui ?
Autour d’Apolonia, ça ne parle plus qu’argent et l’artiste s’interroge avant de fondre en larmes face à l’immensité du Pacifique. Au milieu d’un champ se dresse un énorme plug anal de Paul McCarthy. Spontanément, et désarçonnant son galeriste, Apolonia ôte ses vêtements sous ce symbole de l’art business pour lancer un « Fuck America ! » En 2018, Oksana Chatchko se donne la mort. La même année, après un détour par Istanbul, Apolonia perce enfin et devient une artiste reconnue. Le film se referme sur son visage, qui a perdu ses traits juvéniles. Au cours du tournage, Lea Glob aura frôlé la mort en donnant naissance à son premier enfant. Apolonia, Apolonia ne raconte peut-être que ce grand mystère : pour certains, la vie commence à peine quand pour d’autres, elle est déjà terminée. Mais que reste-t-il lorsque la lumière s’éteint ? « Ce que nous transmettons, répond la voix de la cinéaste, et la peinture est éternelle. Intacte, avec de légères fissures. »
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Une bohème du XXIe siècle
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°774 du 1 avril 2024, avec le titre suivant : Une bohème du XXIe siècle