Citadelles & Mazenod, éditeur d’art pourtant réputé, livre un ouvrage de synthèse sur l’art brut qui malheureusement oublie quelques contributeurs et omet certaines références.
Dans les années 1980, se passionner pour l’art brut, cet art créé par « des personnes obscures, étrangères aux milieux artistiques professionnels », était considéré comme un peu étrange, voire ringard. La donne s’est inversée durant les vingt dernières années. Signe de cet intérêt pour la spécialité, Citadelles & Mazenod vient de publier, cet automne, une somme de plus de 600 pages consacrée à « l’art des fous ».
On y retrouve l’exigence esthétique et l’iconographie abondante et de qualité (650 illustrations pour 608 pages) qui ont fait la réputation de l’éditeur d’art. Les reproductions photographiques éclatantes des œuvres d’Aloïse, de Carlo Zinelli, d’Adolf Wölfli, de Shinichi Sawada, d’Henry Darger, de Martin Ramirez et d’August Natterer qui s’enchaînent dans les toutes premières pages de l’ouvrage, sont somptueuses. En outre, l’élégance de la mise en page et celle de la typographie achèvent de conquérir le lecteur.
Dès l’introduction, Michel Thévoz, historien de l’art et premier directeur de la Collection de l’art brut à Lausanne, évoque, pour expliquer ce regain d’intérêt pour l’art brut, un « malaise dans la culture artistique », l’exténuation d’un système figuratif issu de la Renaissance parvenu à l’épuisement de ses potentialités. « Ce système s’est ressourcé sur ses marges, d’abord dans un ailleurs exotique, du côté de l’Espagne, de l’Extrême-Orient, puis en Afrique et en Océanie, et enfin dans les étrangetés de l’intérieur, celles des enfants, des malades mentaux, des spirites, des marginaux », écrit-il.
Plusieurs auteurs de l’ouvrage sont des figures bien connues des amateurs d’art brut : Lucienne Peiry, seconde directrice de la Collection de l’art brut ; Thomas Röske, directeur de la collection Prinzhorn de la clinique psychiatrique universitaire d’Heidelberg ; John Maizels, créateur en 1989, puis directeur de la publication de Raw Vision, un magazine trimestriel d’information sur l’art brut et l’art outsider ; Laurent Danchin, enseignant, écrivain, critique d’art, décédé en 2017, spécialiste de l’art brut et singulier, commissaire d’une série d’expositions à la Halle Saint-Pierre, dont « Art Brut et Cie ». On est cependant surpris par l’absence de certain(e)s spécialistes : celle de Barbara Safarova, directrice d’un séminaire sur l’art brut au Collège international de philosophie et auteure de nombreux essais sur l’art brut ; de Savine Faupin, conservatrice en chef en charge de l’art brut au LaM (Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut), à l’origine de plusieurs expositions marquantes ; ou encore de Valérie Rousseau, conservatrice à l’American Folk Art Museum à New York, une institution qui joue un rôle clé aux États-Unis, et qui est pourtant ignorée.
L’ouvrage passe longuement en revue la naissance de l’art brut des années 1930 à l’après-guerre, puis le rôle clé joué par Dubuffet et sa Compagnie de l’art brut, et par la suite par son « musée » sis à Lausanne.
Le chapitre consacré aux environnements d’art populaire et aux « bâtisseurs de l’imaginaire », invitation à un voyage exotique à travers le monde, est un exercice attendu mais passionnant. Tout comme celui voué aux ateliers de création intégrés dans des hôpitaux psychiatriques et autres institutions, qui encouragent sans pour autant l’orienter l’expression artistique des malades, comme à Gugging, près de Vienne en Autriche, à l’hôpital San Giacomo alla Tomba à Vérone ou au Creative Growth Art Center à Oakland (États-Unis).
Dans son essai intitulé Repenser le champ de l’art brut, Randall Morris, chercheur et commissaire d’exposition indépendant, spécialiste de l’art brut afro-américain, pointe quelques exclusions du champ de l’art brut opérées par Dubuffet qu’il juge regrettables. Celle notamment du peintre et prêtre vaudou haïtien Hector Hyppolite. « Son exclusion a encore accentué, souligne-t-il, l’eurocentrisme hégémonique de la collection. » Randall Morris poursuit : « Il convient de corriger les insuffisances du concept d’art brut, si l’on ne veut pas le voir disparaître, comme la simple manifestation de la rébellion d’un homme contre le modernisme. La voie pertinente consiste à conserver vivante l’identité de l’art brut en l’ouvrant aux artistes d’autres cultures qui satisfont à ses critères. »
Certaines autres exclusions – ou « oublis » – de l’ouvrage de Citadelles & Mazenod sont plus troublants. Pourquoi l’ouvrage, coordonné par Martine Lusardy, directrice de la Halle Saint-Pierre depuis 1994, ne consacre-t-il que quelques lignes à la collection de Bruno Decharme, qui constitue pourtant l’un des plus beaux ensembles d’art brut au monde en mains privées, et ne fait qu’évoquer le travail d’exposition et de recherches de son association abcd ? Pourquoi aussi fait-il l’impasse sur la collection d’Antoine de Galbert et sur le rôle éminent joué par la Maison rouge qui défend (depuis près de quinze ans) nombre de grands noms de l’art brut, dont Henry Darger et Louis Soutter, et montré quelques-unes des plus belles collections privées d’art brut et outsider ?
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Un panorama brut lacunaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°510 du 2 novembre 2018, avec le titre suivant : Un panorama brut lacunaire