PARIS
Publié par les éditions Robert Laffont, dans la singulière collection « Bouquins », un dictionnaire étourdissant sonde sur papier bible la vie et l’œuvre de Matisse. Naissance d’un bréviaire, assurément.
On a beau être un artiste regardé, décrypté, ausculté, demeurent toujours des angles morts, des non-dits, voire des oublis. On a beau être un artiste majeur, figure de proue des avant-gardes du XXe siècle, peuvent subsister des zones inexplorées, des marges floues, flottantes, des incertitudes notoires. Matisse est de ceux-là, de ces artistes monumentaux dont les peintures ne disposent pas de catalogue raisonné, de ces artistes dont les sculptures renversantes et décisives ne jouissent pas d’investigations majeures, sauf exception (Matisse Painter as Sculptor, 2007). Du reste, Matisse est-il un peintre, un graveur, un sculpteur, un dessinateur, un découpeur, un bricoleur ? Il est tout cela à la fois, lui qui, comme le rappelle Claudine Grammont dans sa préface, annula le « high and low », répudia la vieille distinction entre art majeur et art mineur, décloisonna les pratiques au même titre que Michel-Ange, Léonard de Vinci et Picasso. En d’autres termes, Matisse excéda à lui seul le « Paragone », cette querelle renaissante qui opposa des artistes soucieux de défendre leur domaine, de comparer les qualités idiosyncrasiques de la peinture ou de la sculpture. Avec un danger : que son œuvre immensément polyphonique, qui défia les rengaines taxinomiques et les partitions trop jouées, résistât à toute investigation réputée encyclopédique…
Depuis son format (13,2 x 19,8 cm) caractéristique de l’immuable collection « Bouquins », publiée par les éditions Robert Laffont, ce livre broché accueille en première de couverture une reproduction d’une toile (Poissons rouges et sculpture, 1912) qui, iconique de l’art d’Henri Matisse, manque si ce n’est d’audace, d’imagination. Ambitieux, ce « guide indispensable pour appréhender dans toute son ampleur l’œuvre monumentale du maître de la couleur », n’eût-il pas mérité un visuel conjoignant l’intrigue et le désir, la nouveauté et la fantaisie ? La quatrième abrite quant à elle une note d’intention limpide, rappelant l’envergure numéraire de cet ouvrage, riche de plus de mille entrées, dont cinq cents consacrées aux artistes, collaborateurs ou marchands et deux cent soixante-dix à des œuvres variées – « peintures, sculptures, gouaches découpées, décors ou réalisations architecturales ». Cette entreprise chorale, affirme cette même quatrième, réunit autour de Claudine Grammont, directrice du Musée Matisse de Nice, quelque vingt-trois « rédacteurs internationaux, parmi les meilleurs spécialistes du peintre ». Du « peintre » ? Anodine, cette formule réaffirmant un primat pictural n’est-elle pas involontairement antagoniste d’un projet désireux de chanter la polysémie matissienne ? Le mot « artiste », plus large et plus neutre, n’eût-il pas été plus approprié ? Cette seconde réserve sera la dernière : c’est dire la presque irréprochabilité de ce livre qui, pour en avoir l’épaisseur, le papier et l’importance, est appelé à devenir une bible.
Puisque la navigation dans une telle somme peut s’avérer scabreuse, une liste alphabétique des notices, mais aussi et surtout un parcours biographique et un parcours chronologique – sortes de répertoires analogiques – permettant au lecteur de toujours s’y retrouver, qu’il s’intéresse à la période niçoise (1917-1929) ou aux marchands de Matisse. Ce faisant, le néophyte, que comblera le petit album iconographique liminaire, comme le spécialiste, que rassurera l’étourdissante bibliographie de 78 pages, sauront trouver leur compte dans ce thésaurus matissien, d’« Abeilles » (1948-1952) à « Zulma » (1950). « Apollinaire », « Photographie », « Pont Saint-Michel » : brèves ou longues, artistiques ou topographiques, esthétiques ou historiographiques, les entrées, qui mobilisent des chercheurs patentés, explorent Matisse avec science et ferveur, n’hésitant pas à réinvestir des territoires déjà foulés et à arpenter des continents vierges, car trop broussailleux.
Du reste, c’est là le pouvoir éminemment roboratif de ce livre : donner à lire le connu comme l’inconnu, l’essentiel comme l’auxiliaire – l’inconnu et l’auxiliaire étant évidemment des clefs de lecture souveraine, jamais superflues. À cet égard, des notices, telles que « Hypnose » et « Insomnie », surprennent par leur originalité autant que passionnent, par leur envergure et leur hardiesse, celles intitulées « Fenêtre » et « Primitivisme ». Entre-tisser l’inévitable et l’inattendu : tel est le splendide vertige des dictionnaires. Or la création de Matisse, avec son vocabulaire singulier et sa folle grammaire, est à elle seule une langue, une langue diaprée avec ses mots, ses formes et ses figures de style, une langue avec ses noms propres et ses noms communs, une langue avec son histoire, sa généalogie et son étymologie, une langue avec sa plasticité, sa complexité et sa volupté. Et cette langue méritait donc un dictionnaire, ce dictionnaire.
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Tout Matisse
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°720 du 1 février 2019, avec le titre suivant : Tout Matisse