Entre-nerfs

Roussel-Othoniel Locus Solus

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 20 janvier 2016 - 781 mots

Envoûté depuis toujours par Locus Solus (1914), cet ouvrage superbement extravagant de Raymond Roussel, Jean-Michel Othoniel en propose aux éditions Dilecta un réexamen féerique, plein d’une poésie enchanteresse. Sublime.

C'est l’histoire d’une hantise. D’une hantise vieille de trente ans. Jean-Michel Othoniel assiste alors aux cours de Bernard Marcadé et Jean-Claude Silbermann, lesquels, à l’École nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise, se font les passeurs de l’œuvre de Raymond Roussel et, en particulier, de Locus Solus, ce phare de la littérature, paru en 1914, au seuil d’un monde sur le point de chavirer. Et le venin d’être inoculé.

Quête
À compter de cette découverte, de cet alpha fondateur, le jeune artiste n’a de cesse de lire et de relire le récit roussellien, cette ode à l’imagination débridée, émancipée des coercitions du bon sens et de la morne raison, ces lignes qui voient le chercheur Martial Canterel présenter en son domaine de « Locus Solus » des inventions délirantes, enfantées par une imagination incorruptible – une mosaïque de dents, un diamant géant enclavant une danseuse-ondine, un chat sans poil ou encore des cadavres ramenés à la vie par une injection de « résurrectine ».

« Locus Solus ». Ce « lieu unique », avec ses quatre syllabes mythiques, Othoniel se met en tête de le retrouver, certain de repérer un jour, sur le planisphère, le jardin qui inspira les excentricités décadentes de l’esthète Roussel. Jusqu’à ce que l’on exhume une malle, déposée par l’écrivain dans un garde-meuble, pleine de notes, de fétiches et de la photographie d’une énigmatique plaque « Locus Solus », à l’entrée d’une propriété. Publiée dans un journal par le plasticien, la photographie le conduit enfin à une villa près de Rambouillet : là, il effectue vingt-huit clichés du lieu qu’il croit originel et inspirateur mais dont le nom, lui apprennent bientôt ses recherches, n’est autre qu’un hommage au roman, et non l’inverse. Retour de l’autre côté du miroir.

Raffinement
Qu’importe puisque, Roussel et Othoniel le savent par cœur, la quête vaut à elle seule pour plaisir. Présentées au Palais de Tokyo en 2013, les photographies retiennent alors l’attention de Grégoire Robinne qui, directeur des éditions Dilecta et de la galerie homonyme, confie à l’artiste cette revisite de Locus Solus et ose cette publication d’un luxe et d’un raffinement irréprochables. Le résultat est un chef-d’œuvre. Enclos dans un superbe coffret noir que ceint un bandeau doré, réalisé à l’atelier du Livre d’art et de l’Estampe de l’Imprimerie nationale, avec estampage à chaud du titre, le livre jouit sans conteste de l’écrin qu’il mérite. Aux sept chapitres, qui s’ouvrent avec une photographie en noir et blanc née du jeu de piste inaugural, répondent autant de rubans aux couleurs de l’arc-en-ciel, cousus dans l’ouvrage, telles des citations hors-texte des inventions de Canterel – un hippocampe, un dé, une aiguille, ou encore un Gilles de Watteau.

Les deux cahiers de pages colorées se répondent en miroir – l’ordre chromatique du second est inversé par rapport au premier et fait écho au drapeau à huit bandes imaginé par Gilbert Baker pour la Gay and Lesbian Freedom Day Parade de San Francisco en juin 1978 – et créent un délicieux chiasme visuel, tandis que la composition typographique, avec sa justification et son eurythmie subtiles, avec ses effets d’agrandissement ou de pigmentation, rend justice à la scansion de Roussel, capable de fluidité comme de syncopes.

Épiphanie
Jean-Michel Othoniel n’illustre pas Locus Solus, il l’orne. Il excède la simple littéralité et la myopie décorative en intégrant dix-neuf de ses propres œuvres, dont certaines furent conçues spécialement pour cette publication – ainsi la carte de l’Europe telle une tache de sang magnétique –, et en convoquant des artistes revendiqués ou intronisés comme rousselliens – Giovanni di Paolo, Albrecht Altdorfer, Odilon Redon, Max Ernst, Jean-Michel Alberola ou Sophie Calle.

En invitant des artistes inattendus, en peuplant les pages de leurs œuvres diaprées, comme autant de surprenantes didascalies, Othoniel fait de ce recueil un accueil – de l’autre, de l’étranger, de l’exogène – et de ce récit un bestiaire, digne de Jérôme Bosch et de Lewis Carroll. Il permet de relire autrement ce texte infini dont Robert Desnos affirma qu’« aucune œuvre n’avait de dimensions plus grandes, de panorama plus vaste sur l’univers ».

Le travail du plasticien éclaire et éclaircit le livre original, plein de zones d’ombre et de mystères irrésolus. Il donne à voir et à entendre son souffle labyrinthique, sa puissance spiralée, lexicale et diagonale. Son intervention, rendue lumineuse par les Éditions Dilecta, assurément parmi les plus inventives du moment, est une épiphanie. Immenses, le regardeur et le lecteur Othoniel se conjoignent dans ce livre-objet que n’eussent pas renié le Des Esseintes de Huysmans ou le Mallarmé des Divagations. Merveilleux.

Raymond Roussel, Locus Solus, d’après la lecture de Jean-Michel Othoniel, Éditions Dilecta, 320 p., 90 exemplaires signés et numérotés et dix épreuves d’artiste (750 €), 45 exemplaires, signés et numérotés, accompagnés de la création inédite de Jean-Michel Othoniel, L’Étoile d’or, 5 épreuves d’artiste (1350 €).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Roussel-Othoniel Locus Solus

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