Conférence prononcée en 1923 par Aby Warbug alors qu’il était interné, “Le rituel du serpent”? est publié en français par les éditions Macula, enrichi d’études et de documents. Rite de passage pour un scientifique qui entendait prouver l’état de ses facultés mentales, le texte est aussi un témoignage central pour comprendre la pensée de Warburg et sa lecture de la Renaissance.
En 1895, à l’occasion du mariage de son frère, Aby Warburg part pour les États-Unis. Sur place, il poursuit un périple jusqu’au Nouveau-Mexique, territoire des tribus d’Indiens Pueblos. L’expérience est forte, mais, à son retour en 1896, l’historien de l’art retourne à ses études sur la Renaissance. À l’exception de quelques projections-conférences réalisées dans la foulée, l’épisode semble oublié. Il n’en sera pas moins à la source des recherches et de la méthode de Warburg. “La première Renaissance avait trouvé ses modèles dans l’Antiquité païenne : pour accéder au paganisme antique, l’historien ne pouvait faire mieux que de se rendre dans un pays païen.” Plus largement, “Warburg fut redevable à l’Amérique d’avoir appris à voir l’histoire de l’Europe avec les yeux d’un anthropologue”, écrit son collaborateur Fritz Saxl durant l’hiver 1929-1930, au lendemain de la mort du chercheur. Six ans auparavant, Warburg avait rouvert la page américaine dans des circonstances douloureuses. En 1923, lorsqu’il prononce “Images du territoire des Indiens Pueblos en Amérique du Nord”, une conférence qui restera sous le titre du “Rituel du serpent”, l’historien de l’art est interné depuis 1919. Considéré comme schizophrène, persuadé d’être la cible de persécutions, Warburg trouve dans cette tâche une double porte de sortie : la liberté promise par son médecin, le docteur Binswanger, en échange d’une preuve de ses capacités de recherches, et la possibilité de trouver dans le sujet de son étude, les rites des Indiens Hopis, un objet propre à canaliser ses effrois. “Ces images irrationnelles, une fois expliquées, pouvaient servir à Warburg d’outils thérapeutiques puisqu’elles fondaient des mécanismes culturels de maîtrise de soi. Warburg opère ce renversement, qui est tout sauf explicite, en demandant, avec les termes mêmes de son propre diagnostic, si les Pueblos sont réellement ‘schizoïdes’ et ce que cela signifie de vivre dans un ‘état mixte’ entre délire et raison”, explique l’historien Joseph Leo Koerner dans la partie introductive à la traduction française. Warburg, qui qualifiait son texte d’“atroce convulsion d’une grenouille décapitée”, semblait lui-même conscient de la manœuvre.
Aujourd’hui, l’édition proposée par Macula éclaire davantage cette idée de rite de passage, en fournissant nombre d’annexes, images, textes et chronologies, au premier rang desquels l’essai de Joseph Leo Koerner. “Ce texte gardera son intérêt pour ce qu’il révèle sur l’auteur et sur les débuts de l’histoire de l’art plus que pour ses jugements sur les Hopis et leurs rituels”, y écrit sans ambages l’universitaire. Si, en 1923, Warburg trouve dans ses souvenirs une possible rationalisation de sa folie, ce qu’il était allé chercher à la toute fin du XIXe siècle, à l’ouest de l’Ouest, ce sont les origines de l’Occident. Son escapade ressemble à merveille à une tentative de court-circuiter le temps par l’espace : “C’est un vieux livre à feuilleter, Athènes-Oraibi, rien que des cousins”, avait placé en exergue de son texte Warburg. Alors, si la première partie de la conférence est essentiellement descriptive, étudiant les motifs indiens, leurs danses et cérémonies, la seconde, axée sur le rituel du serpent – auquel Warburg n’a d’ailleurs pas assisté en personne –, condense en quelques pages une série de résonances et de résurgences, figures chères à l’auteur de l’atlas Mnemosyne. Le culte orgiaque de Dionysos, cérémonie grecque pendant laquelle des serpents étaient déchirés – à l’inverse des Hopis qui leur laissaient la vie sauve –, est l’exemple même d’un parallèle qui trouve dans l’œuvre de Warburg un écho plus large à travers la mise en avant des traces de l’antiquité païenne (et non “classique”) dans la Renaissance. “Le pessimisme tragique et désespéré de l’Antiquité” est ainsi pointé dans le groupe du Laocoon, statue par ailleurs décrite en 1919 par Warburg comme expression d’une “éloquence pathétique”, en opposition à la “grandeur sereine” décelée au XVIIIe siècle par Winckelmann.
“Il y a deux mille ans, en Grèce, le pays d’origine de notre culture européenne, des rites étaient en train de naître, qui dépassent encore en horreur brutale ce que nous voyons chez les Indiens”, tient à préciser Warburg, qui situe la cérémonie hopi dans une logique progressive, exemple du dépassement du sacrifice : “S’affranchir du sacrifice sanglant est l’idéal de purification le plus profond qui traverse l’histoire de l’évolution religieuse de l’Orient à l’Occident. Le serpent est associé à ce processus de sublimation dans la religion. On peut voir dans l’évolution de sa fonction un indicateur de la métamorphose de la croyance fétichiste en pure religion du salut”, écrit-il. Mais il savait qu’aux États-Unis il arrivait déjà trop tard : “Le télégraphe et le téléphone détruisent le cosmos, conclut Warburg. La pensée mythique et la pensée symbolique, en luttant pour donner une dimension spirituelle à la relation de l’homme à son environnement, ont fait de l’espace une zone de contemplation ou de pensée, espace que la communication électrique instantanée anéantit.”
Aby Warburg, Le Rituel du serpent, éditions Macula, Paris, 200 p., 23 euros. ISBN 2-86589-68-6
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Rite de passage
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°168 du 4 avril 2003, avec le titre suivant : Rite de passage