Somptueux, l’épais catalogue de l’exposition sise au Jeu de paume et au Bal, à Paris, métabolise sur le papier une démonstration polymorphe et constitue une remarquable méditation sur le pouvoir de l’image.
La photographie n’est plus, comme sous la plume de Baudelaire, la « très humble servante » de l’art. Elle a gagné en lettres de noblesse, en souveraineté. Elle n’est pas simplement mise à plat dans des vitrines mal éclairées, elle a gagné les cimaises des musées, qui la plébiscitent avec succès, désireux par elle de fouiller le statut de l’œuvre et de son aura, de comprendre ce qui reste du monde quand il n’est plus là. Car le présent est une grande persistance rétinienne. Le Jeu de paume, avivé par la nouvelle direction de Quentin Bajac, est ainsi une formidable machine à interroger la photographie et, avec, la constitution des imaginaires et la formalisation des savoirs, loin des orthodoxies et des facilités. Photographier, c’est choisir – un objet – et c’est élire – un sujet. C’est élaborer un geste politique. Les hérauts italiens de l’avant-garde auront saisi cette dimension politique de la photographie, recourant fiévreusement à ce médium et à son prolongement cinématique, pour s’engager – corps et âme – dans une conquête du visible, loin de la gestualité sacrée par l’expressionnisme abstrait ou par des méditations désincarnées de l’art conceptuel. Faire simple. Ne pas se payer de mots. Être bref. L’arte povera allait trouver dans la photographie une manière possible d’exhausser la banalité et de sublimer le peu.
Relié, le présent ouvrage est le catalogue de la double exposition, tenue sous forme de diptyque au Jeu de paume et au Bal et bientôt réunie à Triennale Milano. Coédité par ces trois institutions et par l’atelier EXB, il se distingue par son épaisseur (420 pages soyeuses) et par son élégance. La couverture, tenant de l’or et de l’ocre, donne le ton, puisque ce choix chromatique, légèrement assourdi, sera décliné sur les pages liminaires de chacune des séquences rythmant la démonstration. Tandis que la première de couverture abrite les sous-titres ainsi que la silhouette tronquée d’un artiste observant un négatif photographique – une œuvre hautement significative de Michelangelo Pistoletto –, le titre est reversé sur le dos, en lettres noires et blanches avec un effet de miroir. Sur la quatrième, relégués à chaque angle tels les piliers d’un édifice, les quatre éditeurs disent la collégialité de ce projet. Aucune répétition, aucun maniérisme : la conception graphique de Coline Aguettaz ne souffre aucun reproche et, par sa discrétion comme par son intelligence, s’érige en « très humble servante » de la publication. Exquis.
Le catalogue s’ouvre, sans sommation textuelle, par un cahier iconographique de 324 pages, scindé en six séquences chronologiques balayant la période 1960-1975, auquel font suite de savoureux essais et de généreuses annexes – une préface, une chronologie détaillée, des notes biographiques, une liste des œuvres et une bibliographie sélective. En d’autres termes, l’ouvrage impose un mouvement qui, allant de l’image vers le texte, de la chose vers le mot, donne priorité au regard. Il faut voir pour le croire. Feuilletant les reproductions d’œuvres, le lecteur pénètre un univers silencieux où prime l’œil, lequel perçoit, tour à tour, des splendeurs argentiques (Ugo Mulas, L’Attesa, 1964) et des performances énigmatiques (Tubo, par Eliseo Mattiacci, en 1967), des photogrammes poétiques (Gerry Schum, Gino de Dominicis, Tentativo di volo, 1970) et des collages épiphaniques (Franco Guerzoni, Archeologia, 1973). Frustré par une légende aride et par l’absence de glose, l’œil doit saisir au milieu du désordre la sensibilité partagée et, pour citer la préface programmatique, la « relation qu’une partie des avant-gardes italiennes ont entretenue, dans les années 1960 et au début des années 1970, avec l’image mécanique : photographie, film et vidéo ». Radical, et efficace. Comme l’arte povera.
Férus de politique, parfois d’activisme, les artistes ici convoqués adoptent sur le monde une position éminemment critique, chahutent les notions d’autorité. Le Créateur ne saurait être le Père de ses œuvres, hors sol, seul dans sa thébaïde, se débattant avec des pigments et une toile : il est un homme, et un citoyen. Son corps prend place dans le corps de la ville et conditionne, comme l’énonce Giuliano Sergio dans son magistral essai, La Perception de la temporalité et des lieux communs. Son travail est situé, engagé. Nul hasard à ce que les cartes de Giulio Paolini dialoguent avec les effigies nues de Luigi Ontani. L’art manifeste. Révèle. Dévoile. L’artiste est le fils de ses œuvres : tel est le mouvement de rétroversion, et de renversement, auquel nous invitent les films et les photographies rassemblées, en particulier celle de Giuseppe Penone, qui, pupilles dissimulées sous des lentilles-miroirs, érige la peau en surface merveilleuse, car réfléchissante et réflexive (1970). C’est elle, évidemment, qui donne à cette publication étourdissante, son titre : Renverser ses yeux.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°761 du 1 janvier 2023, avec le titre suivant : Renverser ses yeux. Autour de l’arte povera