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Pierre Lemarquis : "En restreignant l’accès à l’art, on tue ce qui donne envie de vivre"

Par Marie Zawisza · L'ŒIL

Le 24 novembre 2020 - 680 mots

Le titre de votre ouvrage, qui se présente comme un musée imaginaire de chefs-d’œuvre de la préhistoire à nos jours, l’affirme : l’art nous guérit et nous fait renaître ! Est-ce une idée nouvelle ?

Dès l’Antiquité, Aristote remarque la dimension cathartique du théâtre, qui purge l’âme de ses passions et de ses maux. Mais la puissance thérapeutique de l’art est sans doute à l’œuvre dès les premiers gestes créateurs, lorsque les hommes commencent à tailler des bifaces. Si les silex servent à couper la viande, ils ont aussi une dimension esthétique : quand on sculpte, le cerveau se modifie pour devenir plus apte à cette technique. Quand on taille un silex, on taille aussi le cerveau, qui s’épanouit et accède à l’invisible. Lorsque Boris Cyrulnik m’a invité à collaborer avec lui dans le cadre de son groupe de recherche sur la résilience et le vieillissement, j’ai pu observer l’effet puissant de la musique et de l’art sur les patients, en particulier ceux atteints de la maladie d’Alzheimer : au contact de l’art, ils se sentent redevenir quelqu’un.

Quel effet produit l’art sur notre cerveau ?

Le cerveau nous permet de rester en vie en captant des informations du monde pour adapter nos actions. Mais il n’est pas qu’un ordinateur : dans ses profondeurs se trouvent les circuits du plaisir et de la récompense. Ce sont eux qui nous donnent envie de vivre. La contemplation des œuvres d’art caresse ces circuits en agissant sur la sécrétion de dopamine, une molécule impliquée dans le mouvement, déficitaire chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson. Elle restaure également l’élan vital. L’art permet aussi la sécrétion de sérotonine utilisée dans tous les antidépresseurs, mais aussi d’endorphines, qui soulagent la douleur aussi bien que la morphine ou la cortisone. Enfin, le cerveau produit de l’ocytocine, qui entre en jeu dans l’amour et l’attachement. On peut mesurer des réactions physiologiques – dans la tension, le pouls – chez un individu qui contemple une œuvre. Face à une œuvre, on n’est plus seul. L’art nous transporte, nous grandit, nous transforme.

Pourtant, avec le confinement, les musées ont à nouveau fermé, comme si l’art n’était pas vital…

La fermeture des musées est absolument dramatique. En nous isolant les uns des autres et en restreignant dans le même temps l’accès à l’art, on ignore ainsi le cerveau du plaisir et de la récompense : on tue ce qui donne envie de vivre, en prenant le risque d’une épidémie de dépressions et de suicides. L’art correspond à un besoin de l’homme et de la société. Le Clézio, après avoir partagé l’existence d’une communauté d’Indiens du Panamá et découvert la puissance de leur art, déclare : « Un jour, on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine. » Je crois cependant que la période douloureuse que nous traversons, sans doute nécessaire et transitoire, fera naître beaucoup d’œuvres. L’art permet de sublimer, de dépasser la souffrance et le traumatisme. Ainsi, Charlotte Salomon, cette artiste juive tuée à Auschwitz en 1943, et dont le récit romancé de la vie a valu le prix Renaudot en 2014 à David Foenkinos, a recomposé dans ses gouaches sa vie magnifiée, alors même qu’elle savait qu’elle allait mourir. Comme si l’art pouvait nous arracher au mal et à la mort. Le personnage proustien de Bergotte meurt en contemplant un petit pan de mur jaune de la Vue de Delft de Vermeer. « Mort à jamais ? Qui peut le dire ? », s’interroge le narrateur… Comme si son esprit s’évadait dans la toile.

11 novembre 2019 

C’est la date du rapport de l’OMS qui reconnaît que l’art est bénéfique pour la santé, aussi bien physique que mentale.

Confiné ! 

Le neurologue Pierre Lemarquis a écrit son ouvrage L’art qui guérit (Hazan) pendant le premier confinement, au printemps 2020.

 

« Nous pourrions vivre, bien sûr, comme une non-vie avant la mort, car il n’est pas nécessaire d’être mort pour ne pas être vivant. Sans art, les choses ne seraient que ce qu’elles sont, un peu de matière inanimée. » Boris Cyrulnik, préface à L’art qui guérit

Pierre Lemarquis
est neurologue. Il est l’auteur de L’art qui guérit, Hazan, 192 p., 25 €.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°739 du 1 décembre 2020, avec le titre suivant : Pierre Lemarquis : En restreignant l’accès à l’art, on tue ce qui donne envie de vivre

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