PARIS - Qu’est-ce qui peut rapprocher un sociologue d’un artiste ? La quatrième de couverture de ce Libre-échange entre Pierre Bourdieu et Hans Haacke est formelle : ils sont l’un et l’autre « critiques » et « indépendants ».
Ils luttent contre la "multinationale néo-conservatrice des nouveaux croisés de la culture occidentale". Dès les premières pages, Hans Haacke, qui est un homme bien organisé, paie ses dettes au sénateur Jesse Helms, connu pour avoir tenté d’assainir le climat moral aux États-Unis. Le sénateur "nous a rappelé que les produits artistiques ne sont pas uniquement des marchandises". Les artistes avaient bien besoin d’un censeur pour se souvenir qu’ils n'étaient pas de simples producteurs besogneux et intéressés. Qu’est-ce qu’un artiste ? "Celui qui est capable de faire sensation", répond Bourdieu, avant de recommander à son interlocuteur de se transformer en "une sorte de conseiller technique de tous les mouvements subversifs".
Le militant néo-conceptuel affirme alors qu’il "faut apprendre de son adversaire". "Un des grands de la pub française a soutenu qu’une stratégie moderne de marketing doit faire appel à la sophistication des gens. La leçon que je tire de cette proposition, c’est qu’il y a un ‘public cible’ qui prend du plaisir à être sérieux." Cette part du public qui est, "grosso modo, visée par les experts du marketing et des relations publiques chargés d’élargir le marché d’un produit ou d’opinions" est donc la cible privilégiée de Haacke. Des esthètes osent prétendre que cette œuvre "n’est que du journalisme, ou pire, de la propagande, comparable à l’art stalinien ou à celui des nazis. Les fats ! Ils ignorent que ce travail "est loin d’être apprécié par le pouvoir." Ce qui constitue un gage aussi évident que naturel de qualité.
Critique féroce des trusts
Une divergence, pourtant, surgit entre les deux dialoguistes concernant le rôle du mécénat et de l’État. Bourdieu estime pouvoir s’assurer du soutien financier de Kodak sans dommages et affirme par ailleurs que seul l’État peut assurer une culture critique. Il convient, dit-il, d’apprendre "à se servir contre l’État de la liberté qu’assure l’État." L’artiste persiste malgré tout à fustiger un conservateur de Harvard salarié par Daimler-Benz. Que l’on se rassure : ce différend ne donnera lieu à aucun accroc. Quelques pages plus loin, en effet, Haacke modère sa critique féroce des trusts qui alimente son travail depuis des années. Mercedes fait "de la publicité en utilisant des arguments écologiques. C’est une récupération, mais c’est aussi une promotion importante de l’écologie". Bien sûr, comment ne pas y avoir pensé plus tôt : la voilà, "la Realpolitik de la raison" qui satisfait pleinement Bourdieu, et qui dissout à merveille les ultimes contradictions sur le chemin de la "political correctness".
Pierre Bourdieu et Han Haacke, Libre-échange, coédition Le Seuil/Presses du réel, 152 p. 89 F.
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Pierre Bourdieu et Hans Haacke à l’échange
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°1 du 1 mars 1994, avec le titre suivant : Pierre Bourdieu et Hans Haacke à l’échange