Coéditée par l’Institut national d’histoire de l’art et le MAD, cette somme savante et profuse, érudite sans être contournée, dessine de la mode une histoire critique, tout à la fois matérielle et visuelle. Décisif.
« L’usage est une longue mode et la mode un court usage » : le chiasme de Pierre Larousse, dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, suffit à désigner l’ambiguïté de la mode qui, éphémère, n’en demeure pas moins paradigmatique d’une culture. La mode est un marqueur chronologique dont l’apparente frivolité lui valut d’être longtemps traitée avec dédain alors qu’elle est un signe à part entière, un signe éloquent, permettant de déployer tout un monde et de déplier quantité de questions – esthétiques, sociologiques, économiques ou politiques. Que Roland Barthes s’y intéressât avec son Système de la mode, quoi de plus normal : la mode engage des codes vestimentaires volontiers relayés par des mots et des images qu’une analyse sémiologique peut, si ce n’est déchiffrer, approcher. Cette publication, revenant aux textes, propose ainsi de relire les écritures de la mode et entend offrir, ainsi que le confie la note programmatique de la quatrième de couverture, une « vision historique complète de l’évolution des perceptions, des usages et des façons d’écrire et de penser les modes vestimentaires, leurs acteurs, leurs mythes et leurs mutations ».
De format moyen (19 x 25 cm), ce livre broché dissimule ses 512 pages sous une couverture ivoirine texturée, laquelle héberge en première un collage superposant une photographie d’Adolphe de Meyer, publiée dans Harper’s Bazaar en 1929, un Tissu simultané (1926) de Sonia Delaunay et un questionnaire paru en 1951 dans la revue Adam. Une image, une œuvre et un texte : éloquent, ce montage conçu par l’irréprochable graphiste Gilles Beaujard, parvient à révéler d’emblée l’ambition d’un ouvrage où confluent des études textuelles, matérielles et visuelles. Parfait.
Signée Damien Delille et Philippe Sénéchal, les deux directeurs de l’ouvrage, l’introduction explicite la méthodologie et l’organisation de cette publication polyphonique qui, malgré ses nombreuses voix, évite les discordances. Imaginé il y a dix ans, ce projet-fleuve, inspiré par les fashion studies anglo-saxonnes, donne remarquablement à comprendre le « fait vestimentaire » en convoquant des disciplines hétérogènes – psychosociologie, économie, histoire, histoire de l’art – et vingt-sept auteurs bigarrés – conservateurs, universitaires et chercheurs indépendants.
Prismatique, le livre se déploie en six séquences – études visuelles (« Textes, images et objets vestimentaires »), économie (« À la croisée des arts et de la consommation »), objets de savoir (« La construction d’une discipline »), identité (« Les cultures de la mode »), géographie (« Aux frontières du vêtement ») et figures (« La production de la mode ») –, chacune regroupant plusieurs essais qui, sous la plume d’un spécialiste, introduisent des textes majeurs, quoique parfois confidentiels, assignés comme autant de sources et de preuves.
Rigoureusement scandé, composé de textes typologiquement variés – articles de presse, livres de compte, entretiens, conférences, publications scientifiques, romans –, chaque chapitre enthousiasme par sa science anthologique et son érudition. À titre d’exemple, l’essai de Gil Bartholeyns, réservé à « La mode avant l’époque de la mode, XIe-XVIe siècle », offre un panorama savoureux des modes, depuis l’excroissance des souliers pointus, dits « à pigaches », en vogue dans les années 1090, jusqu’à la soudaine dépréciation du port de la barbe au crépuscule du même siècle, celle-ci étant associée aux vagabonds et aux pénitents. Chemin faisant se dessine une histoire des usages et des tendances, des us et des coutumes, mais aussi une histoire des doléances et des nostalgies – celles de cesser avec une pratique – et des vitupérations – face à la nouveauté comme à l’immixtion de formes inédites. D’Orderic Vital à Raoul Hausmann en passant par Abu al-Fazl ibn Mubarak, des Pays-Bas au Nigeria en passant par le Japon, la mode délivre des rêves et des fantasmes, engendre des considérations qui, sans exception, rappellent que le « style » toujours fait signe et toujours fait sens…
La mode passe, certes. Mais les labilités de la mode trahissent moins le règne de l’éphémère que le royaume de la permanence. Ce qui change permet de révéler, in fine, ce qui reste. Ce qui demeure. La variabilité est l’épiphanie de l’immutabilité. Explorer la mode, en revenir aux textes, permet ainsi d’élaborer des réflexions transhistoriques et transculturelles, de saisir la modernité, la vraie, celle dont le dandy Baudelaire nous rappelait qu’elle était « le transitoire, le fugitif, le contingent », mais aussi « l’éternel et l’immuable ». Un regret, peut-être : l’absence d’une conclusion qui eût permis non pas de clore mais d’enclore cet ouvrage, ainsi du dernier mouvement de la baguette du chef d’orchestre. Qu’importe, on applaudit.
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Modes et vêtements. Retour aux textes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°741 du 1 février 2021, avec le titre suivant : Modes et vêtements. Retour aux textes