Trois ouvrages, dans le domaine respectif des sciences humaines, de l’art et du droit, soumettent leurs propres fondements à un examen critique.
La critique, quel que soit son domaine, a pour légitime obligation de s’interroger sur elle-même. Elle se doit de s’appliquer régulièrement à elle-même l’examen auquel elle soumet ses objets, et qui porte sur ses conditions tant intellectuelles que pratiques. En cela, la critique d’art n’est pas la plus facile à interroger, car elle est prise au carrefour de questions relevant de différents plans de réalité qui se croisent et interagissent. Avec Le Métier de critique, Robert Maggiori rend compte de son expérience riche de trente ans de chroniques consacrées aux essais en sciences humaines dans les pages « Livres » du quotidien Libération. Maggiori écrit à partir de la philosophie, qu’il enseigne par ailleurs en même temps qu’il revendique le journalisme, comme le précise le sous-titre du livre, « Journalisme et philosophie ». Les enjeux déontologiques et méthodologiques qui traversent le livre sont posés avec une rare clarté, laissant sa part aux réalités non strictement intellectuelles du travail : la subjectivité, la personnalité. Le journal lui-même et son histoire, la dimension collective du travail éditorial, les contraintes de format des « papiers », l’équilibre entre accessibilité et complexité du langage savant (qui voudrait permettre au lecteur non spécialiste d’y trouver son compte sans que le spécialiste n’y trouve à redire), sont les réalités rappelées de la presse papier classique. L’auteur ne manque pas de les mettre en regard avec ses évolutions : accélération de l’information, tendance au format court, nouveaux modes de diffusion avec la presse en ligne et les « réactions » des lecteurs, blogs… Sa formulation du journal comme « intellectuel collectif » (p. 85) rappelle le lien du critique à son support et à la fragile organicité de celui-ci. Maggiori, qui revient sur les œuvres et filiations philosophiques qui ont marqué son itinéraire intellectuel et son travail, parle aussi méthodologie. Il évoque ainsi les tentations de l’historicisme et du « biographisme » comme modes d’approche des concepts (le parallèle avec l’art est là aussi très tentant), et encore la prégnance de la forme récit, au risque qu’elle l’emporte sur les idées qu’elle permet de mettre en scène.
Enfin, il n’est pas difficile au critique d’art de se retrouver dans les réflexions qui marquent la dernière partie du volume, entre règne de l’opinion et perte de crédit des langages institués, sur la concurrence entre relativisme généralisé et « discours soucieux de ses propres fondements, de sa fiabilité, de sa décidabilité, [qui] expose ses concepts à l’épreuve des faits [et qui] apparaît comme discours d’un autre temps, discours qui a fait son temps » (p. 112). Le parti modeste et exigeant trace un autoportrait du critique dans la position de fragilité bien plus que d’autorité, appuyé par la nature et la cohérence disciplinaire du champ qu’il habite.
La critique d’art rencontre les choses dans un plus grand désordre, en raison de la qualité non discursive de ses objets, mais aussi des complexités sociales du destin des œuvres. Le Petit traité de la liberté de création de l’avocate Agnès Tricoire, depuis longtemps engagée sur ces terrains, tombe à propos dans une saison qui voit, à Avignon spectaculairement (1), dans les prétoires et dans l’expression diffuse des désirs de retour « aux ordres ». L’ouvrage embrasse un champ qui déborde largement les seuls arts visuels, mais qui les concerne. La démarche est intéressante en ce qu’elle ne consiste pas seulement en un point de vue juridique, mais qu’elle renvoie le droit devant sa difficulté à tenir compte de la nature singulière, comme objet social, de l’œuvre d’art.
Jugement social, moral et esthétique, subjectivité et relativisme, culture et intérêts divers cernent l’œuvre au plus près : c’est en elle, avec et au-delà du cadre juridique complexe que constitue le droit d’auteur, que se tient une singularité identifiée par Tricoire. Celle-ci s’appuie sur la théorie littéraire, et le statut, au demeurant bien poreux, de fiction. Et de souhaiter par là, comme Maggiori dans son propre exercice, que le premier des juges soit le lecteur, le spectateur, pour peu que le sens critique lui soit reconnu et nourri.
Malaises dans la culture
Les malaises dans la culture qui se dessinent en creux dans ces deux livres se retrouvent dans un ouvrage réédité, publié pour la première fois aux États-Unis il y a plus de trente ans. Culture de masse ou culture populaire ?, de l’historien et sociologue américain Christopher Lasch, met les pieds dans le plat en fouillant les contradictions dont nous sommes les héritiers, entre culture et démocratie. D’une certaine manière, les regards de Robert Maggiori comme d’Agnès Tricoire se construisent sur les situations d’aporie et de paradoxe que Christopher Lasch pointait déjà, avec pertinence, et que certains thèmes ministériels (de « la culture pour tous » à « la culture pour chacun ») ont choisi consciencieusement d’ignorer : pluralisme, relativisme et marché mènent décidément, à en croire l’essayiste américain, une sarabande dans les plates-bandes de l’éducation et de la culture. Un appel là encore à l’exigence critique.
(1) voir les réactions des milieux catholiques tradionalistes devant l’exposition de la photographie Piss Christ d’Andres Serrano à la Collection Lambert, à Avignon (lire le JdA n° 346, 29 avril 2011, p. 3).
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Abonnez-vous dès 1 €Robert Maggiori, Le métier de critique, journalisme et philosophie, 2011, éditions Le Seuil, 128 p., 14 €, ISBN 978-2-02-098800-1.
Agnès Tricoire, Petit traité de la liberté de création, 2011, éd. La Découverte, 304 p., 20 €, ISBN 978-2-7071-5982-3.
Christopher Lasch, Culture de masse ou culture populaire ?, 2001, 2010 éd. Climats, 80 p., 7 €, ISBN 978-2-0812-5579-1.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°348 du 27 mai 2011, avec le titre suivant : L’objet de la critique