Avec « Les Iconophages », l’historien de l’art Jérémie Koering s’intéresse à un aspect peu connu de l’histoire des représentations : l’ingestion d’images comestibles ou non. Cet essai touffu et passionnant a été récompensé par le prix Pierre Daix.
Parmi huit ouvrages sélectionnés, c’est celui de Jérémie Koering, Les Iconophages, une histoire de l’ingestion des images (Actes Sud, 2021) qui a été récompensé cette année par le prix Pierre Daix. Créé par François Pinault en 2015, en mémoire de l’écrivain et historien de l’art disparu en 2014, ce prix doté de 10 000 euros distingue un travail de recherche et d’écriture dans le champ de l’histoire de l’art moderne et contemporain. L’essai de Jérémie Koering, professeur d’histoire d’art moderne à l’université de Fribourg, a été salué par le jury, présidé par Emma Lavigne, directrice générale de la Pinault Collection, pour sa qualité autant que pour l’originalité de son sujet.
« Il fut un temps où icônes, fresques, sculptures, gravures de dévotion, hosties estampées, gaufres moulées, personnages en massepain ou mets sculptés étaient non seulement regardés, mais encore ingérés, […] bus, mâchés, dévorés. » Comme le souligne l’auteur en préambule, cet usage singulier des symboles nous est en grande partie devenu étranger. Pourquoi ingérer des images ? Et que nous apprend ce mode de consommation de notre relation à la représentation ?
Pour répondre à ces questions, Jérémie Koering a commencé par surmonter les a priori entourant l’idée même d’une image comestible – pratique jugée au mieux négligeable voire franchement méprisable. Au contraire, afin d’en souligner l’importance, l’auteur en relève, dès l’introduction, plusieurs séquelles transgressives dans le champ de l’art – les avant-gardes cherchant à « bousculer le primat d’une relation visuelle »à l’œuvre (tel Painting bitten by a man de Jasper Johns, 1961). Il entreprend ensuite d’examiner cet appétit pour les icônes au regard de l’histoire des civilisations. De l’efficacité magique de l’image des dieux dans l’Égypte ancienne aux objets thaumaturgiques de la chrétienté en passant par les amulettes prophylactiques grecques, la consommation des images renvoie ainsi à une histoire des rites, des croyances et des miracles d’avant la révolution cartésienne.
Cette analyse ne se borne pas à l’imaginaire mystique, elle observe plutôt, à la façon d’une tache d’encre, la propagation de ce dernier dans le monde des idées. Du sang du Christ aux nourritures spirituelles, le glissement s’opère notamment par l’incorporation littérale du savoir sous l’Ancien Régime, avec les lettrines comestibles apparaissant dans les « tableaux-tables ». Jérémie Koering envisage alors le mystère de la transmission de l’art, de son apprentissage, sous l’angle de la digestion des modèles. Relevant au passage l’emploi de métaphores dans le langage courant telles qu’« on boit à la source de l’un, on fait son miel de l’autre… », il note : « Peindre revenait, aux yeux des artistes et des théoriciens de la première modernité, à manger à la table des maîtres ou à boire à la mamelle de la Nature. »
Effectuant des allers-retours entre les époques et les différents champs des sciences humaines, l’ouvrage ne procède pas selon une progression chronologique, mais constitue un maillage culturel et historique qui semble bientôt tout recouvrir, ou sous-tendre. Son approche pluridisciplinaire, qui fait appel à « l’anthropologie historique, l’histoire matérielle, l’histoire des sensations, l’histoire médicale, la philosophie, la sémiologie… », contribue ainsi à faire sortir l’œuvre d’art du registre de l’optique.
Futuristes, surréalistes, acteurs du Eat Art, « l’iconophagie hante, sans discontinuer, les artistes contemporains », affirme Jérémie Koering. Faut-il voir dans cette constante la survivance d’une dimension sacrée ? C’est ce que semble suggérer l’exemple de la sculpture comestible Uova de Piero Manzoni (1960) et la performance réalisée par l’artiste, Consommation d’art dynamique par le public dévoreur d’art, très explicitement évocatrice de la communion. « Le lien entre ce happening et le rite eucharistique a d’ailleurs été souligné par l’artiste lui-même », remarque Jérémie Koering. Cannibale ou intestinal, l’acte de dévoration, des banquets surréalistes aux « gingerbread men cookies » de Dennis Oppenheim, est cependant souvent teinté d’humour et de provocation, le résidu fécal devenant l’œuvre finie. Dans ce registre scatologique, on pourrait également citer Cloaca de Wim Delvoye, et il y aurait sans doute beaucoup à dire sur une tradition artistique qui, à l’instar de la peinture flamande, aime à mettre en scène, plutôt que les beautés éthérées, le corps et ses divers fluides et secrétions. C’est le versant du mauvais goût de l’art sur lequel Les Iconophages ne se risque pas, par prudence ou par choix. Ce livre ne laisse cependant pas le lecteur sur sa faim, car la richesse de sa documentation et la singularité de son propos l’emportent, ainsi que la manière dont il navigue entre les différentes sources. Seul bémol à cet essai étourdissant, on peut regretter qu’il ne comprenne pas d’index. Mais il est vrai que la richesse de ses sources bibliographiques donne à elle seule le vertige.
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L’essence nourricière de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°602 du 6 janvier 2023, avec le titre suivant : L’essence nourricière de l’art