Pourquoi une image et pas une autre ? Cette question hante l’ouvrage consacré par Olivier Lugon au « style documentaire ». En choisissant de centrer son étude sur les œuvres d’August Sander et de Walker Evans, il démontre par quelle construction des photographies, définies par leurs auteurs même comme résultant d’une volonté d’objectivité parfaite, appartiennent au domaine de l’art et non à celui du document.
Plus que de photographie, l’ouvrage d’Olivier Lugon traite de la construction de l’histoire. Consacré à la notion de “style documentaire”, telle qu’elle se dessine entre 1920 et 1945 derrière les objectifs d’August Sander et de Walker Evans, le livre pose dans ses premières pages une question sans ambages : qu’est-ce qui distingue une image d’une autre, et quels éléments font sa fortune historique ? “Si l’histoire de la photographie a canonisé les œuvres d’Evans comme celles d’Atget, de Sander ou de Berenice Abbott, si l’état du goût nous fait accepter, sans l’ombre d’une hésitation, que leurs travaux relèvent de la pure contemplation esthétique, cette idée d’un art documentaire reste pourtant en soi un paradoxe qui peut encore susciter l’étonnement”, relève l’auteur. Pourquoi la photographie d’une porte new-yorkaise, saisie par Walker Evans au début des années 1930, se retrouve immédiatement sur les cimaises du Museum of Modern Art de New York (MoMA), alors que celle, semblable et contemporaine, d’Arnold Moses rejoint les classeurs d’une société de défense du patrimoine ? Bref, où situer la frontière entre le document et l’œuvre d’art ? “Un exemple de document littéral serait la photographie policière d’un crime. Un document a de l’utilité, alors que l’art est réellement inutile. Ainsi, l’art n’est jamais un document, mais il peut en adopter le style”, postulait Walker Evans en 1971.
La formation de ce “style” occupe évidemment la majeure partie du texte. Puisant dans les écrits critiques de l’époque, Olivier Lugon démontre que cette manière – rapidement perçue comme pieds et mains liés au climat social des années 1930 (l’Allemagne de Weimar, la campagne de la Farm Security Administration dans l’Amérique de l’après-1929) – doit être pensée au sein de l’histoire de la photographie. À partir des années 1920, les formes objectives, distanciées, fréquemment prises à la chambre des tenants du “style documentaire” poursuivent les essors et dépassements successifs de la Nouvelle Vision et de la Nouvelle Objectivité. Aux prises de vues inédites de Moholy-Nagy, champion du premier mouvement, et à la “pure présence muette” des tirages de Renger-Patzsch, représentant du second, le style documentaire substitue un “double rêve paradoxal de transparence et de lisibilité”. Le cadrage frontal, la clarté, la négation de la profondeur et le refus de la fragmentation figurent parmi les constantes formelles repérables chez Sander et Evans.
Si la thèse de l’exaltation du médium photographique peut être envisagée comme le but de ces manœuvres, l’opinion forgée par l’auteur est tout autre : ce n’est pas tant dans les qualités inhérentes de l’image que dans ses marges qu’il faut chercher les existences d’un style qui se refuse à en adopter les formes. Evans, admirateur de Flaubert, disait considérer la photographie comme “le plus littéraire des arts graphiques” là où Sander en vantait la “langue universelle”. Plus avant, Olivier Lugon note chez les deux artistes et leurs proches une “redéfinition du portrait photographique comme forme d’autoportrait assisté”. Le paysage et la nature morte rentreraient dans un schéma comparable, si l’on en croit l’expression d’Evans en 1977 : “Je ne cherchais rien ; les choses me cherchaient, je le sentais ainsi – elles m’appelaient vraiment.” Dès lors, l’entourage de l’image, son avant, son après, doivent être plus largement considérés, à l’image du rôle croissant dans ces années de la fonction éditoriale du photographe. “Je sais que le temps des livres de photos est maintenant venu”, se félicitait Evans en 1934. La mise en place d’un programme avant même la réalisation de prises de vues, comme l’usage régulier de l’écrit dans les recueils photographiques, est à resituer dans ce contexte. Car “pousser jusqu’au bout l’exaltation du travail en série et du traitement éditorial peut aller jusqu’à l’abandon pur et simple de la prise de vue”. Berenice Abbott franchit le pas après-guerre, et Evans ne manquera pas d’inclure des photographies dont il n’est pas l’auteur dans ses albums. Même s’il peut être esquissé, le parallèle avec les modalités du ready-made trouve là ses limites. Basée sur le visuel, l’activité définie par les tenants d’un style documentaire tend plutôt vers le montage, la narration, le souci de l’histoire et la culture des archives. “Evans s’intéressait et s’intéresse à ce à quoi n’importe quel moment présent ressemblera en tant que passé”, s’amusait après coup ce dernier. Plus que de documents, il s’agirait donc bien de monuments.
- Olivier Lugon, Le Style documentaire d’August Sander à Walker Evans 1920-1945, éditions Macula, 2001, 400 p., 30 euros, ISBN 2-86589-065-1.
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Le travail de l’histoire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°147 du 19 avril 2002, avec le titre suivant : Le travail de l’histoire