Le dernier livre posthume du plus grand des historiens de l’art britanniques disparu en janvier 2000 est un chef-d’œuvre, une magistrale leçon de méthode, dans la lignée de ses précédentes études, De l’art et du goût jadis et naguère (1989) ou L’Historien et les Images (1995). C’est Francis Haskell qui a fait entrer par la grande porte l’histoire du collectionnisme dans le champ de l’histoire de l’art, qui a le premier retracé l’histoire de la naissance du livre d’art, réfléchi à la genèse des musées et au fonctionnement du mécénat artistique, de l’âge baroque jusqu’au XXe siècle américain. Le coup de génie de cet ouvrage, c’est de s’intéresser à un sujet tellement évident et central que nul ne semblait l’avoir vu avant lui. Les expositions font aujourd’hui, pour le public, l’histoire de l’art. L’histoire de l’art ne s’était pas encore attaquée à l’histoire des expositions, et les découvertes de Haskell sont nombreuses. Dans un début enlevé et polémique, avec un mordant tout britannique, il accuse les expositions actuelles de mettre en danger inutilement les œuvres, d’occasionner la publication de catalogues qui sont périmés et « tuent » leur sujet le jour même de leur parution. En effet, une bonne exposition doit faire progresser la connaissance des artistes et le catalogue s’arrête là où le débat, né de la confrontation des œuvres, commence. Depuis la Rome du XVIIe siècle jusqu’aux Salons du XVIIIe siècle, la lente marche qui conduit à nos expositions est ici retracée. Le Louvre de Vivant Denon, auquel un brillant chapitre est consacré, fonctionne déjà comme une exposition sans cesse enrichie et renouvelée – Haskell en restitue la dynamique – que l’histoire se chargea de rendre « temporaire ». Les expositions du xixe siècle, tandis qu’elles montraient l’art vivant, furent aussi l’occasion de rétrospectives de maîtres anciens, dont la dimension politique n’échappait à personne. Sur fond d’exaltation mussolinienne et de campagne d’Éthiopie, l’organisation par les Italiens d’expositions de prestige menées tambour battant par des conservateurs d’opérette et consacrée aux grands peintres de la péninsule, montrées en Angleterre et en France, permet à Haskell d’écrire quelques pages où l’humour perce à chaque instant dans un contexte un peu grinçant. Il titre : « Botticelli au service du fascisme. » Le moment où, au xxe siècle, l’éphémère devient durable est passionnant : quand l’exposition entend fixer l’histoire de l’art, quand l’enjeu devient, d’abord, scientifique. De l’accrochage des œuvres, de l’organisation de la visite, naissent des significations qui perdurent dans le musée et dans les livres. Face à l’illusion du définitif, Haskell conclut en citant la manière dont Proust fait mourir Bergotte, foudroyé lors d’une exposition, devant la Vue de Delft de Vermeer : « Mort à jamais qui peut le dire ? » Proust a tracé ces lignes, en revenant du Jeu de Paume, un peu avant de disparaître.
On referme le livre avec nostalgie en se disant que l’on ne lira plus rien de Francis Haskell, rien qui ait cette acuité, cette pertinence hors des sentiers battus, avec cet air de ne jamais montrer trop son érudition, qui n’appartenait qu’à lui. Ce dernier chapitre sera, pour bien des historiens de l’art, un petit pan de mur jaune, devant lequel on pourra murmurer comme Bergotte : « c’est ainsi que j’aurais dû écrire. »
Francis Haskell, Le musée éphémère, les maîtres anciens et l’essor des expositions, Gallimard, bibliothèque des histoires, 27, 50 euros.
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Le musée éphémère, les maîtres anciens et l’essor des expositions
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°545 du 1 mars 2003, avec le titre suivant : Le musée éphémère, les maîtres anciens et l’essor des expositions