Livre

Chronique

L’art du dehors

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 5 juin 2013 - 903 mots

Dans « Outdoor Art », la philosophe Joëlle Zask explore les relations consenties, non contraintes par le pouvoir politique, entre l’œuvre et l’espace extérieur.

C’est sans doute une des voies les plus directes pour interroger le rapport de l’art au public, du public aux œuvres, voire des artistes au peuple et de la culture à l’imaginaire artistique : hors de l’enceinte consacrée du musée, les œuvres sur la place publique se présentent par principe disponibles à tous et conçues pour cela. Mais à l’examen, l’hypothèse se complique. Tant à cause de la diversité des œuvres concernées que de la multiplicité des déterminations en cause, notamment l’idée même d’« espace public ».

Joëlle Zask, en philosophe qui pose un regard informé sur la production artistique contemporaine, s’attache dans son essai intitulé Outdoor Art à réfléchir aux enjeux de l’art quand il se trouve hors du lieu spécifique de l’exposition. Avec un premier souci de désignation : « art public » désigne bien plus qu’une situation factuelle, tout un montage culturel qui passe par la tradition, en particulier en France, d’une administration de l’espace par l’autorité publique, trait de la culture et de l’histoire. Joëlle Zask va donc s’employer à identifier, dans le vocabulaire et les pratiques, des régimes de présence de l’œuvre dans l’espace, d’une manière à la fois descriptive et critique d’une part, selon un parti esthétique d’autre part. La démarche confère à son livre une dimension d’engagement bienvenu, mais aussi une certaine partialité argumentaire. À dire vrai, c’est surtout à l’égard d’une conception politique de l’espace démocratique que se lit l’engagement de l’auteure. À cette conception s’oppose l’art public en tant qu’il est le fait de la puissance publique, qu’il « affirme un pouvoir hégémonique, quelque chose de victorieux, de flamboyant et de moniste (p. 40) » ; cet ancrage fait de l’art ainsi conçu un vecteur de représentation exclusif des pouvoirs politiques.

Calamité du rond-point
La centralité du monument dans l’espace urbain, dans l’esprit de la statuaire classique, est d’après Joëlle Zask le symptôme d’une logique de représentation de l’autorité et de sa légitimité. Le parcours historique de l’Ancien Régime (que la Révolution n’a pas du tout bousculé) à l’actuelle situation démocratique, en passant par la « statuomanie » XIXe et les exemples venus de l’histoire des pays autoritaires, ou encore de cette calamité paysagère qu’est aujourd’hui la manie du rond-point giratoire, est évidemment probant. La fonction de monument ne cache guère son jeu, celui de l’érection, de l’autorité, et l’artiste ne connaît guère d’alternative alors à se trouver inféodé à une pensée et à une tutelle politique, quand il n’est pas pur décor sans réalité plastique. Cette critique radicale d’un art public est d’abord une critique de la représentation démocratique, qui ne sait pour l’auteure faire autrement que confisquer le pouvoir. Car, porté en particulier par l’héritage du philosophe américain dont elle connaît très bien l’œuvre, John Dewey, le principe alternatif aux réalités que nous vivons est, pour Zask, de l’ordre de la démocratie délibérative et participative.

Cette dimension du livre, appuyée elle aussi sur des analyses d’œuvres, formelles ou contextuelles, contribue à dégager le champ spécifique de la préoccupation de la philosophe qui donne titre au volume. S’il n’est pas très heureux, le recours à la langue anglaise entend permettre une identification de pratiques artistiques définies comme relevant de l’espace extérieur sans être pour autant complice de l’héritage chargé d’un art public dont la détermination politique les condamne d’avance. En revanche, « lorsque les artistes ont en tête des lieux sans murs, sans porte et sans plafond, les œuvres cessent d’être “publiques” au sens traditionnel du terme, elles sont avant tout dehors. Elles entrent alors dans un nuage de questions et de notions spécifiques (p. 42) ». Cette appartenance au dehors se complète du coup d’une analyse à la fois formelle (soit avant tout le refus de la statuaire) et fonctionnelle : quelle place ces œuvres accordent-elles au spectateur ? Quelle relation leur vocabulaire, leurs capacités de représentation, leur manière d’occuper ou de s’inscrire dans l’espace déterminent-elles avec celui qui les croise ? Quelle relation l’œuvre construit-elle comme intelligence du monde et de lui-même pour le visiteur ?

Un réel lien politique
Le second chapitre précise formellement ce territoire de la sculpture « outdoor », le troisième interroge l’héritage du land art (en sacrifiant cependant le land art anglais au profit presque exclusif de l’Earth Art américain). Les deux suivants, avant ceux consacrés aux fonctions mémorielles du monument, sondent les hypothèses de relation aux œuvres et les régimes d’attentions (du consommateur au regardeur en passant par le spectateur) qu’elles suscitent. Ce qui est, bien autrement qu’avec l’art « public » dénoncé, la manière de constituer un réel lien politique entre l’œuvre et celui qui la considère. Les exemples se suivent, souvent finement analysés, parfois en isolant par trop la pièce dans sa description, surtout dans les appréciations négatives.

La diversité et le nombre de pièces et de situations envisagées font de l’ensemble un parcours pour le moins vivifiant, même avec ses impasses (expédier Krzysztof Wodiczko en à peine dix lignes est non seulement injuste mais conduit au contresens en lui prêtant une idée d’anti-monument qui n’est pas sienne, pas plus dans ses textes théoriques que dans ses réalisations). Le livre devra amener, qu’on le suive ou non, à renouveler le débat sur les fonctions de l’art aujourd’hui à partir, et cela est central, des œuvres et de leur usage.

Joëlle Zask, Outdoor art, La sculpture et ses lieux

éd. La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2013, 320 p., 26 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°393 du 7 juin 2013, avec le titre suivant : L’art du dehors

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